A propos du Japon

 

 

« Le secret pour comprendre l’essence vivante d’une culture,
c’est de la saisir telle qu’elle est, dans toute sa réalité concrète. [1]»

 

Son histoire, sa géographie :

 

La majorité des films, qu’ils soient historiques ou contemporains, ont une peinture de l’époque comme toile de fond. Comme on l’a déjà vu auparavant, les réalisateurs japonais sont friands des évènements, petits ou grands, qui ont lieu dans leurs pays. Pour les occidentaux, c’est une chance de découvrir, l’histoire, l’économie, et la politique de cette société à une certaine époque.
En l’occurrence, les critiques se doivent d’examiner l’espace-temps de cette civilisation japonaise : rappeler la densité de sa population sur ce bout de terre hostile, sa soif du pouvoir traduite dans les nombreuses luttes de clans et dans les guerres territoriales, ses catastrophes naturelles (typhons, tremblements de terre…), ses religions dominées par le bouddhisme, ses changements  politiques entre le système féodal et le capitaliste…. Des singularités qui ont donné naissance à un cinéma, qui ne peut, par son essence même, ressembler à aucun autre.
 
Dans les films d’Oshima, mais aussi dans ceux de ses confrères révolutionnaires, le décor du « théâtre du film » est la société japonaise capitaliste. Montrer et dénoncer sont les mots d’ordre. Des histoires politiques qui demandent une certaine remise à niveau à l’intention des occidentaux ; à l’image de La cérémonie qui peut être vu par tout public mais qui demande une présentation des différentes périodes de l’histoire du Japon. De même pour Une petite sœur pour l’été, l’île sur laquelle se déroule l’action n’est pas anodine : elle fut l’objet d’un enjeu entre les Japonais et les Américains de la fin de la deuxième guerre mondiale jusqu’en 1972. Derrière la tragédie jouée par les acteurs, se cache une réalité beaucoup plus complexe et chargée de sens. Les ignorer revient à n’analyser que la face visible du film.

 

 

Sa culture, son mode de vie

 

 

« Japonisme », « japonité », « nipponerie », expressions employées pour caractériser l’exotisme des films japonais, dû en grande partie à sa culture. Malgré de nombreuses études d’approche, la critique reste dans un flou très approximatif en ce qui a trait aux mœurs et à l’art japonais. La question qui préoccupe le plus les critiques, est de savoir s’il est utile d’apprendre à connaître cette civilisation pour comprendre les films qui la concernent.

 

Les avis sont partagés :
 
  • Contre un apprentissage culturelle :


Luc Moullet pense que la connaissance d’un pays n’a pas de répercussion sur la compréhension du film. « La symbolique locale, n’a aucune espèce d’importance. Ce qu’un lexique permet de déchiffrer est de nul intérêt artistique » Il justifie ses propos en considérant que l’important n’est pas de saisir le sens du film,  mais « de comprendre qu’il y a quelque chose à comprendre et que l’on ne comprend pas […[2] »
Rivette est du même avis : Pour lui les films peuvent raconter des histoires totalement étrangères à nos mœurs ou nos habitudes, dans une langue inconnue, ils ont tous un langage universel, celui de la mise en scène [3].
Quant à Gilson, les références à la culture japonaise, ne sont que du « flan », car « c’est le cinéma qu’il faut connaître pour admirer l’œuvre… et non pas la civilisation japonaise [4] .»

 

  • Pour une connaissance assidue de la culture nippone:

Pour Bureau : « Univers avant tout symbolique, renvoyant à une métaphysique donnée, le cinéma japonais touche en nous certaines zones sensorielles précises, mais ne brise que difficilement le voile que présente une civilisation, une culture aussi profondément authentiques et, cela dit sans ostracisme aucun, étrangères à une culture occidentale.[5]»
 On fait appel à la culture japonaise pour démêler les nœuds symboliques, psychologiques, psychanalytiques… présent dans les films. La démarche s’est faite presque instinctivement, les critiques se rendant vite compte de l’influence traditionnelle de la civilisation japonaise sur l’élaboration des films. Cet événement provoqua une mise à distance pour le spectateur occidental.
A propos de L’intendant Sansho, Martin avoue que « les manifestations japonaises des sentiments (joie, colère, désespoir) nous sont si étrangères parce que si différentes ( à la fois plus exaspérées et plus intérieures ) des nôtres que nous y assistons sans vraiment y participer.[6] »

Les émotions, les sentiments restent à priori les mêmes ; ils portent le même nom,  mais ne sont pas traduits ou manifestés de la même façon. Par exemple, l’idée de la souffrance semble une notion abstraite pour les occidentaux alors que les  Japonais  n’hésitent pas à la regarder en face, partant du principe qu’elle fait partie de la condition humaine. De ce fait, il n’y a pas de complaisance morbide de la part de Ichikawa dans Feux dans la plaine, mais simplement un regard sur la mort légitime.

La plupart des réalisateurs connus en France entre 50 et 80, restent fidèles à « l’âme japonaise » et les critiques, de plus en plus avertis, se laissent aller à quelques analogies.

 

 

 

A l’occasion de la sortie de Kagemusha, Ramasse va jusqu’à comparer cette œuvre à un « Haïku [7]». L’intelligibilité qui s’en dégage se rapproche plus de celle d’un de ces poèmes, que de la structure classique des films occidentaux. En effet, le film présente une apparence lisse, sans message interprétatif ou de symboles à outrance, c’est pourquoi la critique « se trouve ici réduite à quia et a beau jeu alors de dire que les images sont fort belles mais bien vides. [8] »  Kurosawa, que l’on  avait peut-être trop rapidement étiqueté comme « anti-japonais » en raison de  son style de mise en scène assez proche de celui des occidentaux, se voit considéré, quelques années plus tard, comme un témoin de la vie et de la mentalité japonaise. Si certains écrivent encore que ses films ont été réalisés pour l’exportation, il ne faut pas voir en cela une « américanisation » du réalisateur mais le Japon tout entier. Entonnoir des nouvelles technologies et des nouveaux comportements qui en découlent, les mœurs et la mentalité des Japonais évoluent très vite. Il faudrait reconsidérer les films au fur et à mesure des années, en fonction de ces bouleversements comportementaux.
 
         Mizoguchi et Ozu, sont aux yeux des critiques français, plus ancrés dans la culture japonaise. Considérés comme des maîtres de la philosophie Zen, leur mise en scènes est vue comme « une quête spirituelle lucide de la vérité du regard [9]. » Toutefois, si les œuvres de Mizoguchi pouvaient faire penser au  principe Zen, celles de Ozu étaient de toutes évidences directement inspirées de cette philosophie bouddhiste. Une comparaison inaltérable depuis que ses premiers films ont été découverts en France, et d’autant plus sollicités que cette notion de l’esprit Zen n’a pas d’équivalence dans les territoires Européens. « Ozu et le Zen », pourraient faire l’objet d’un mémoire tant le rapprochement est subtil et complexe. L’approche sera ici très sommaire, résumant pourquoi l’empreinte du Zen est frappante dans le style de Ozu. Dans une étude de Paul Schrader, traduite dans les Cahiers du cinéma, celui-ci avance que « les méthodes d’Ozu sont tellement semblables à celles du Zen traditionnel que l’influence ne peut pas être niée.[10] » Les raisons en sont multiples, et l’énumération suivante n’en donnera qu’une idée approximative :

 

Son style transcendantal, épuré ( pas de gros plans ni de faux raccords), s’apparente au principe du « mu ». Un concept qui se rapproche du vide, de la négation, reflets de ces  silences et de ces plans vides ( plan d’une rue, d’un toit, d’un fil à linge…) qui parcourent toutes les œuvres du maître. 

Son cinéma baigne dans le signifiant qui, comme le remarquait Roland Barthes, ne renvoie jamais à un signifié ultime. Un mode de signification présent dans toute la civilisation japonaise. Le zen existe dans tous les arts traditionnels du Japon, et chaque art se retrouve dans le style de Ozu : De la structure du « Haïku » à ce présent étiré à l’infini comme une cérémonie de thé, aux  répétions de ces plans vides qui rappellent les scènes inlassablement repeintes par les artistes Zen dans le but d’atteindre la perfection.

Ses intrigues sont anti-occidentales, c’est à dire ni psychologiques, ni politiques, ni domestiques mais  « environnementales », (conflit entre l’homme et la nature). Ozu dit lui-même : « Les films cousus de fil blanc m’ennuient…je trouve qu’un film n’est pas bon s’il comporte trop de drames et d’actions [11].» Toute l’action se concentre dans l’instant présent, celui du quotidien.

Au final, Ozu atteint ce qu’on appelle la « stase », c’est à dire une vision intérieure identique aux maîtres Zen : « Avant qu’un homme étudie le Zen, pour lui les montagnes sont des montagnes et les eaux sont des eaux ; lorsque, grâce aux enseignements d’un bon maître, il a réalisé une vision intérieure de la vérité du zen, pour lui les montagnes ne sont plus des montagnes et les eaux ne sont plus des eaux ; mais après cela, lorsqu’il parvient réellement à l’asile du repos, de nouveau les montagnes sont des montagnes et les eaux sont des eaux.[12] »

         Cette culture du zen, ne peut être difficilement mise de côté pour analyser un film réalisé par Ozu. Si Gauthier pense que c’est une échappatoire élégante,  il est certain que la plupart des études concernant Ozu en font toute mention. On ne trouve pas cas d’un autre réalisateur japonais aussi bien ancré dans la culture de son pays. Certains films portent l’empreinte d’une tradition, d’un rite, d’un art… C’est le cas de La vengeance d’un acteur où Ichikawa plonge le spectateur dans le monde très spécial du théâtre Kabuki. Quant au film Hara-kiri, Kobayashi dévoile tout le poids d’une tradition d’honneur qui régnait  en maître sur la caste des samouraïs.

 

Pour en savoir plus sur « Ozu et le Zen » , cliquer sur le lien

 

Se consacrer au cinéma japonais, c’est prendre en compte les déterminations culturelles qui ont pu peser sur ce cinéma. Image et son, dans ses fiches filmographiques, a toujours consacré un chapitre sur la société japonaise, afin d’aider le spectateur à comprendre les éventuelles ambiguïtés du film. De même, comme on le verra un peu plus tard, les critiques prennent le temps de partir au Japon pour s’imprégner de son mode de vie et de sa culture. Noël Burch part du même principe dans son livre, « Pour un observateur lointain » [13]. Il prend le soin de mener une enquête sur l’architecture, la poésie, la peinture, le théâtre, la littérature et la langue afin de pouvoir repérer, puis démontrer, l’existence d’un cinéma qui s’oppose, par son histoire culturelle, à la représentation occidentale[14].

 

A partir de ces premières expertises, le tempérament national s’éclaire mieux,
permettant une plus grande richesse dans les études. 

Avec toutes ces particularités propres à la culture japonaise,
on ne peut imaginer un cinéma à l’image du nôtre,
mais plutôt un cinéma
« homogène à la civilisation qu’il satisfait et qu’il exprime [15].»  
Un cinéma à voir et à écouter d’une autre façon.
Un cinéma qui demande plus de concertations.

 

 

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[1] Kusi Shuzo
[2] Cahiers du cinéma, n°95, mai 1959 p :21-27
[3] « Mizoguchi vu d’ici », Cahiers du cinéma, n°81, mars 1958, p :28-30
[4] Cinéma, à propos des « contes de la lune vague »,  n°36, mai 1959, p :98-100
[5] Cinéma, n°107, juin 1966, p :113-116
[6] Cinéma, n°52, janvier 1961,  p :125
[7] Petit poème japonais constitué d’un verset de 17 syllabes
[8] Ramasse, « apocalypse nô », Positif, n°235, oct 1980, p 2-7
[9] Weyergans, « qu’est-ce que le cinéma », Cahiers du cinéma, n°120, juin 1961, p :45
[10] extrait du livre « transcendantal style in film :Ozu, Bresson, Dreyer », University of California Press, 1972, traduit dans les  Cahiers du cinéma, n°286,mars 1978, p :20-29
[11] extrait du livre « transcendantal style in film :Ozu, Bresson, Dreyer », University of California Press, 1972, traduit dans les  Cahiers du cinéma, n°286,mars 1978, p :20-29
[12] Weyergans, à propos du film le héros sacrilège, Cahiers du cinéma, n°120, juin 1961, p :45-47
[13] Cahiers du cinéma Gallimard, 1982
[14] Ciment, Positif, n°225, dec 1979 p :48-50
[15] André Bazin, arts, 1955