Le cinéma est un théâtre

 

 

« Au théâtre, …, la "japonité" est entièrement assumée [1] »

 

Le théâtre est sans doute l’art qui se rapproche le plus du cinéma. Il est assez logique de rapprocher ces deux arts dans un souci de comparaison. Au début des années 1900, les premières critiques françaises ne faisaient qu’appliquer au cinéma les méthodes de la critique théâtrale. En 1950 le cinéma japonais vient seulement d’être découvert en France. Il semble alors normal que les critiques s’attachent à rechercher les signes d’une mise en scène théâtrale dans chaque film qu’ils visionnent. Ignorants presque tout de ce cinéma et sans références de comparaison entre les films, ils s’informent sur la culture théâtrale, beaucoup plus ancienne. Mais le plus souvent, leur documentation est trop incomplète et superficielle. Ils sont perdus devant la complexité du sujet et la plupart ne font pas vraiment la différence entre les deux formes traditionnelles du Théâtre japonais. Pour un même film, les critiques peuvent aussi bien parler du Kabuki que du Nô.

Moullet s’en amuse et lorsqu’il parle des Contes de la lune vague, ces deux références sont pour lui des notions « qu’on évoque sans discrimination, à tort ou à raison, en connaissance de cause ou non, à propos de toutes japonaiseries [2]».

 

Tendance Kabuki ou ?
Tendance drame populaire ou poésie lyrique ?
Tendance Aristophane ou Eschyle et Euripide ?

 

Un rapprochement assez caricatural sans doute entre théâtre japonais et théâtre français ; exposé par Beylie en 1957[3], qui a le mérite de faciliter la comparaison. Les critiques n’ont plus qu’à trancher, trier d’un côté ce qui pourrait ressembler à du kabuki, et de l’autre à du Nô. La revue du cinéma, recherche presque systématiquement à attribuer aux films l’une de ces deux inspirations théâtrales. Pour chaque film c’est une enquête pour un détail, une caractéristique, qui les conforteraient dans leur décision.

D’un côté les « Kabukiens » comme Yoshida, qui dans la construction scénaristique de son Eros + massacre  alterne des séquences violentes et érotiques ; il réalise un changement de décors presque en direct [4] en effectuant de longs mouvements de caméra. Ichikawa avec son film La vengeance d’un acteur réussit une performance tirée en droite ligne du Kabuki. Mais l’exemple est ici quelque peu faussé puisque ce film a été tourné pour célébrer la 300ème apparition à l’écran de l’acteur Hasegawa Kazuo …et le sujet, les personnages et les actions sont extraits d’une pièce de Kabuki !

De l’autre côté se rangent ceux qui sont davantage attirés par la tradition du Nô. C’est le cas de poètes comme Ozu et Mizoguchi, dont les histoires sont imprégnées d’un certain lyrisme en gardant un rythme lent dans les actions. Si c’est véridique pour certains films, comme La rue de la honte, les œuvres de Mizoguchi ne sont cependant pas toujours teintées de l’esprit du théâtre Nô. La vie d’O’haru femme galante fait plus référence au genre du Kabuki, avec ses exagérations des gestes et de la voix [5] .

Kurosawa se partage lui aussi entre les deux traditions, bien que ce soit plutôt les critiques qui ne soient manifestement pas d’accord pour l’orienter vers l’une ou l’autre de ces tendances. Celui-ci, comme on l’a déjà vu lors de ses entretiens, a en effet revendiqué et justifié à plusieurs reprises que ses films ne s’inspirent exclusivement que du  Nô, proclamant même que le Kabuki « c’est de la merde[6] ». Les critiques restent pourtant perplexes. Pour Le château de l’araignée, Yamada voit incontestablement une inspiration Nô, avec notamment l’apparition de la sorcière censée rappeler une pièce célèbre où gestes et décors sont très symboliques [7]. Chez Marienstras on retrouve cette même conviction, persuadé que les expressions formalisées des acteurs sont bien celles représentatives du Nô [8]. Par contre dans La forteresse cachée, Moullet penche plus pour le Kabuki compte tenu de l’effet burlesque présent tout au long du film [9]. On en retiendra simplement que quelle que soit la référence exacte, Kurosawa a un penchant pour la théâtralité, qu’il en joue et en amuse le spectateur.

Sans se hasarder à ce jeu des origines, Oshima s’imprègne du théâtre pour son espace et son cadre fermé qu’il aime retrouver derrière l’œil de sa caméra. Le petit garçon est entièrement joué avec des plans fixes, alors que dans La cérémonie, selon Seguin, les éclairages ont tendance à créer «  constamment un espace purement fictif qui oblige les acteurs à évoluer comme s’ils se trouvaient sur une scène de théâtre[10] . » De même, Martin constate que dans Nuit et brouillard, il inclut des éléments théâtraux dans la dialectique proprement cinématographique[11].
 

 

Pour conclure, il est intéressant de consulter la réponse de Roland Barthes
au sujet du signe théâtral traditionnel, spécifique dans le cinéma japonais.
Le théâtre a tendance à prononcer l’effet de réalité en utilisant des signes codés, des expressions, des symboles, …alors que le cinéma a une tendance à dénaturaliser la réalité du Japon .

Même si les deux arts sont très différents, il paraît impensable, comme l’avoue Barthes,
« qu’il n’y ait pas des éléments  de Nô, du Kabuki ou du Bunraku qui ne soient pas passés dans certains films.[12] »

 

 


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[1] Roland Barthes, « Japon : l’art de vivre, l’art des signes.», Image et son, n°222 , dec 1968, p :10-16
[2] Moullet, Cahiers du cinéma, n°95,mai 1959, p :21-27
[3] Cinéma, n°23, noël 1957, p:98
[4] Cornand, Revue du cinéma, n°235, jan 1970, p :106-110
[5] Chevallier, Image et son, n°80, mars 1955
[6] Moullet, « Laurel et kabuki », cahiers du cinéma, n°164,mars 1965, p :76-77
[7]« Les guerriers d’antan »,Cahiers du cinéma, n°180, juil 1966,p :70
[8] « La forêt et le rite », Positif, n°225,dec 1979, p :33-35
[9] Ibid. note n°2
[10] Positif, n°143, oct 1972
[11] Revue du cinéma, n°348, mars 1980, p :19-21
[12] Roland Barthes, « Japon : l’art de vivre, l’art des signes.», Image et son, n°222 , dec 1968, p :10-16. Le Bunraku est un théâtre de marionette.