1950 – 1980, une période de découverte où la critique française se familiarise avec un autre continent cinématographique : le Japon. Trente années d’apprentissage, pendant lesquelles quelques films japonais ont été foulés par les pas indécis de la critique française, qui tentera de familiariser le spectateur français avec ce cinéma japonais.

En France, la réception du cinéma japonais dépend d’une suite de stratégies et de hasards issus de différents domaines, tous complémentaires les uns par rapport aux autres. Que serait-il arrivé sans « l’intuition féminime » de Giulana Stramiglioli, sans la partialité des producteurs et des distributeurs, sans l’enthousiasme passionné des critiques, sans le goût prononcé des Français pour l’exotisme japonais ?… L’histoire du cinéma aurait sans doute continué à faire l’impasse sur cette production, comme c’était le cas depuis plus de 50 ans, avant que Rashomon remporte le lion d’or au festival de Venise. Un prix dont le mérite revient principalement au talent de Kurosawa, mais sans la reconnaissance des jurés et des critiques, ce dernier n’aurait jamais pu être consacré « empereur» à l’étranger. D'autre part, cette découverte est due, en grande partie, à un contexte international favorable en Europe mais surtout en France où l’action des critiques a joué un rôle indéniable dans la conquête des spectateurs.

 

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Le cinéma japonais s'est fait l'écho d'une politique artistique :

D’un point de vue cinématographique, la majorité des films importés ont répondu à l’attente des critiques de l’époque. Ces derniers recherchent un nouveau genre de cinéma où les cinéastes ne sont plus de simples metteurs en scène mais de véritables créateurs à part entière. Les réalisateurs japonais répondent à ce critère et vont rejoindre rapidement le panthéon des auteurs, d’autant plus que leurs films offrent largement de quoi satisfaire l’appétit « interprétatif » des critiques. Fort d’un attachement culturel très significatif aux yeux des Occidentaux, le sèptieme art nippon est une source d’interprétations intarissable !

 

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Désarmés et mal préparés, les critiques sont incrédules.

Le manque de connaissances sur la culture et la production cinématographique nipponne ne laisse visiblement pas assez de marge pour élaborer une véritable étude. Les critiques doutent de la valeur de leurs jugements, de la compréhension et de la signification des films... et même de l’enthousiasme qu’ils suscitent.

Rendre compte d’un film japonais, « s’apparente un peu aux satisfactions aléatoires que procure l’achat, au marché aux puces, d’un vase ou d’un bibelot de même provenance : le doute taraude toujours quelque peu, sous l’enthousiasme de surface. S’est-on laissé avoir ? [2]»

De plus, privés de toutes références et de comparaisons, les critiques ont des difficultés à situer et évaluer les œuvres et leurs réalisateurs dans leur contexte national. Ils ont dû souvent renoncer à la recherche passionnante des liens qui unissent l’homme à sa création.

C'est pourquoi, avec le temps, ces chroniqueurs se voient remettre en cause des valeurs qui paraissaient pourtant fondées. Dans les années 80, lors de la rediffusion de quelques films japonais, ils se surprennent à réfléchir sur la légitimité des éloges qu’ils avaient alors prodigués à certains cinéastes comme Kurosawa ou Mizoguchi. Peut être que l’enthousiasme et l’admiration suscités ont été provoqués par un élan de ferveur momentané, donnant lieu à un jugement trop contemplatif et manquant d’impartialité. Les critiques ont privilégié dans l’immédiat l’absolu des œuvres, préférant l’admiration spontanée, même sans raison apparente. Mais comme l’écrit Bazin, ce constat n’a aucune incidence sur le mérite et l’intérêt que suscite le cinéma japonais en France :

« Heureux pays où le plus contesté des films apparaîtrait encore à nos yeux
comme un miracle d’équilibre et de perfection.[3]»


Est-ce vraiment par lâcheté ou pour être à la mode, qu’à l’évidence, faute de documentations, les critiques jouent le rôle d’éclaireurs circonspects et que des opinions antinomiques sont exprimées parfois au sein d’une même revue. En tout cas, pour toutes ces raisons, les critiques sont restés des explorateurs. Chaque film, chaque découverte d’un réalisateur, même tardive les obligent, d’une certaine façon, à repenser le cinéma.

Pour remédier à cette insuffisance, ils ont tendance à ne tenir compte que des éléments marquant la différence ou le rapprochement entre les deux continents cinématographiques. La recherche des traces occidentales, c’est la ronde des comparaisons, des références et des métaphores. Si la critique parvient à trouver quelques similitudes, elles sont loin de correspondre à l’original. Le Japonais a la grande réputation de s’inspirer d’un modèle étranger en le détournant à sa manière pour créer une nouvelle esthétique parallèle. Dans un deuxième temps, l’admiration de tout ce qui est étranger est devenue presque systématique, souvent parce qu’ils ne le comprenaient pas ou seulement à demi mots.

 

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Les critiques ont le goût des « japonaiseries »

Le cinéma japonais a surtout été étudié sur les stéréotypes culturels classiques qui représentent traditionnellement le Japon. S’il évoque, comme tous les cinémas du monde, son peuple, sa civilisation, ses coutumes, son histoire, son temps et son espace, les cinéastes ont su en tirer une singularité et une esthétique incomparables ; les critiques sont tenus de s’y intéresser, de connaître le sens et la signification qui s’en dégagent, mais doivent aussi convenir que tout ceci n’explique rien. Il est inutile de chercher systématiquement à expliquer l’inexplicable, à vouloir naturaliser et transposer ce qui souvent est arbitraire. Les cinéastes japonais ont filmé la réalité comme elle se présentait, au moment adéquat, en phase avec l’actualité ou la vie quotidienne. Il est parfois vain de chercher à faire la part des choses entre ce qui relève du code social japonais et le système de représentation mis en place progressivement par les réalisateurs. Pourtant chacun veut proposer son interprétation, charmant le lecteur de ses explications lumineuses

Victimes de leur ignorance dans ce domaine, ils ont jugé le septième art japonais d’après la civilisation qu’ils connaissaient, à défaut de le considérer comme un art à part entière... comme un cinéma, japonais. Et c'est, en partie, cette lecture "japonisante", qui va être à l'origine de cet engouement collectif.

 

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Les charmes de l'exotisme : Entre séduction et mépris

D’un point de vue historique, le cinéma japonais offre au moment opportun une échappatoire "fictionnelle" qui a le mérite de dépayser et de déraciner un public pris dans le feu des tensions politiques de la guerre froide. A la même période, le Japon redevient celui que les Français ont découvert à la fin du 19ème siècle. L’image du « jaune », sauvage et kamikaze, s’estompe progressivement pour laisser place à des moeurs plus légères et exotiques. Les Français redécouvrent, par le biais du cinéma, les bibelots et les coutumes fantaisistes dont parlaient Loti et Claudel, et qui faisaient le bonheur des collectionneurs quelques années auparavant.

Certains accusent cet exotisme d’être à l’origine de l’engouement marqué pour le cinéma japonais. Cependant ce n’est pas le contenu des films qui est exotique mais la lecture que les spectateurs en font. Ce sont eux qui sont interpellés et séduits par les japonaiseries qu’ils connaissent. Si les producteurs japonais ont commencé par présenter aux Français un Japon historique, avec des personnages anachroniques (samouraïs et geishas), ils n’ont fait que assouvir l’imaginaire occidental.

Les spectateurs découvrent au cinéma le Japon qu’ils pressentaient et qu’ils rêvaient de voir; mais c’est en fait un Japon « déformé », dénaturé par une représentation abstraite et caricaturale.

 

«Il faudrait faire un jour l’histoire de notre propre obscurité,
manifester la compacité de notre narcissisme,
recenser le long des siècles les quelques appels de différence que nous avons pu parfois entendre,
les récupérations idéologiques qui ont immanquablement suivi et qui consistent à toujours acclimater
notre inconnaissance de l’Asie grâce à des langages connus.[4]»

 

 

[1] Barthes, L’empire des signes, p : 355
[2] Pierre Philippe, Cinéma, n°79, sept-oct 1963, p :116-118
[3]Article d’André Bazin dans la revue arts du 9 au 15 mars 1955, repris dans son livre  « Le cinéma de la cruauté »
[4] Barthes, p: 351