Explication et interprétation
d’un engouement collectif

 

Quels sont les facteurs qui suscitent à la fois l’admiration des spécialistes du cinéma mais aussi celle d’un public moins averti?

En tenant compte du modèle des cinq films précédemment cités, il s’agit de répertorier, sous forme de tableau, les éléments favorables à la fréquentation d’une production japonaise en France :

 

 

Les contes de la lune vague


Dersu uzala

 

L'empire des sens

 

Goût du saké

 

Kagemusha

 

Sortie en France
Janvier
1959

Décembre
1976
Septembre
1976
Décembre
1978
Octobre
1980
synopsis
Deux frères rêvent de fortune et de gloire dans un monde inexorable


L'homme face à la nature et aux hommes dans les grands territoires russes Un couple en proie au désir sexuelle, jusqu'à la mort Un père souhaite marier sa fille, avec l'aide de ses amis
Suite à son décès, le chef d'un clan  est remplacé  par un sosie
Epoque de l'action
fin du 16ème siècle

1902 1936 années 60 fin 16ème siècle
Thèmes

poésie, fantastique, réalisme

fable initiatique et humaniste amour absolu, passion en huit clos histoire d'une famille au quotidien Fresque historique et combats de samouraïs
Nombre de films du même réalisateur diffusé antérieurement en France Mizoguchi :
3
Kurosawa :
10
Oshima :
4
Ozu :
1
Kurosawa :
15
Diffusion dans un festival européen


Lion d'argent Venise 53

Grand prix Moscou 75 Grand prix Chicago 76   Palme d'or Cannes 80
Adjectifs utilisés par les critiques
Admirable, qualité exceptionnelle, poème de sagesse, pur joyau.
Rarement dans la presse il aura été question de chef-d’œuvre pour un seul film japonais. Humaniste, physiquement fascinant, un poème d'amour au féminin. Une vision du monde originale, un pouvoir de séduction fascinant et étonnant, une maîtrise du langage du corps. Admirable, réussite totale de cette fresque épique, magistrale et puissante

 

 

Des scénarios universels

 

Les scénarios retracent régulièrement des histoires d’hommes et de femmes face à la vie, au monde, à la société, à la nature, à l’amour, au désir, au pouvoir. Humanité, sagesse, initiation, passion, universalité, intemporalité …les grands thèmes de la vie sont mis en scène suivant les couleurs du Japon.

Dersou Ouzala est l’adaptation de Kurosawa de deux livres parus en 1921 et 1923 qui relatent l'exploration des contrées orientales de l'URSS, en l'occurrence la taïga de l'Oussouri. Il sera très plébiscité pour sa valeur humaniste. Hymne au silence et à la beauté, le film est une profonde méditation sur les rapports entre l'homme et la nature. Le caractère universel, pédagogique, écologique et moralisateur de l’œuvre est un des moteurs de l’élan d’enthousiasme et de la diversité du public à tendance religieuse. Le réalisateur déclarera lui-même ses intentions:
 

« La relation entre l'être humain et la nature va de plus en plus mal... Je voulais que le monde entier connût ce personnage de Russe asiatique qui vit en harmonie avec la nature... Je pense que les gens doivent être plus humbles avec la nature car nous en sommes une partie et nous devons être en harmonie avec elle. Par conséquent, nous avons beaucoup à apprendre de Dersou. [1]»

Le côté très humaniste et universel est un atout considérable pour l’exploitation des films japonais. Cela captive d’autant plus le chaland occidental qui se sent davantage concerné dans la lutte de ces hommes aux yeux bridés et à la peau  "jaune".

En dehors de ce rapprochement éthique, la diffusion des films japonais est avant tout filtrée par des phénomènes extérieurs spécifiques au pays et propres à retarder ou empêcher sa diffusion en France.


 

 

Les festivals: une programmation calculée

 

Une rapide récapitulation des films japonais diffusés au festival de Cannes de 1950 à 1980, dévoile une répartition ordonnée qui correspondrait aux marées montantes et descendantes du cinéma japonais en France.

De 1952 à 1956................période de présentation, avec une moyenne de trois films diffusés par festival. Cette période correspond à un intérêt général pour la découverte de la production nippone, les films sont souvent choisis pour leur qualité documentaire, exotique et historique.

De 1957 à 1965................période de récompenses, sur les 11 films présentés, 6 obtiennent un prix ou une mention. Des récompenses presque systématique pour les cinéastes japonais en compétition. Pour la plupart, ce sont des nouveaux « auteurs-cinéastes » en ligne de mire des critiques: Kinugasa, Ichikawa et Kobayashi.

De 1966 à 1977................période de désertion, seulement 6 films sont présentés dont un seul fera un peu parler de lui, Cache-cache pastoral. C'est la crise cinématographique qui sévit au Japon; en attendant un renouveau, la cinémathèque et des journées spéciales prennent le relais du festival, diffusant des films d’auteurs déjà célébrés et récompensés.

De 1978 à 1980............... période de redécouverte, avec le film de Oshima, L’empire de la passion. Le scandale, la polémique et le procès qui tourne autour de ce film va relancer le courant nippon. Deux ans plus tard, Kurosawa remporte la palme d’or avec Kagemusha. C'est le début d’une deuxième vague japonaise, celle du cinéma indépendant, qui ne laisse pas les jurys indifférents. 

Une sélection très élitiste qui fonctionne par alliance, comme on vient de le voir. Les producteurs japonais envoient un  certain genre de film à une époque donnée et ils assurent le monopole sur le choix de ces films! Des préférences qui sont visiblement très largement contrôlées pour ne pas déteindre avec les intérêts du moment. C’est seulement vers la fin des années 70, que cet apanage prend fin, laissant place aux producteurs indépendants.
 
Si les festivals ont le défaut de ne faire participer qu’une élite cinématographique au détriment des autres films, il faut reconnaître leur contribution dans l’histoire du cinéma.  Grâce au circuit extra-commercial, la réussite du film n’est plus dépendante du nombre d’entrées, mais de critères artistiques. Cannes a régulièrement servi de « ponts européens », entre les producteurs japonais et les distributeurs français. Comme le souligne Max Tessier :


 « Par principe, un film japonais n’a pratiquement aucune chance "d’exister" en France (en Occident) s’il n’a pas été présenté dans un festival important, et mieux encore, primé. [2] »


 Véritable tremplin publicitaire, le festival de Cannes a permis aux plus grands cinéastes japonais d’obtenir leur galon d’auteur. Reste à se faire une place sur le marché commercial pour atteindre un public moins averti. 
 


 

 

Un lancement publicitaire implicite

 

Les avantages de ces films restent minces, en dehors de leur passage dans les festivals et de la période propice d’exploitation en salle (la rentrée scolaire en septembre et les périodes de fête en décembre, entraînent chaque année une hausse du nombre d’entrées). Le cinéma japonais fait rarement l’objet d’une campagne publicitaire. Les articles sont discrets, regroupés pour la majorité dans des revues spécialisées en cinéma. Tout au plus quelques encarts publicitaires dans des journaux, exaltant un film pour son succès critique et estival. Pour la sortie de Rashomon, le journal Le monde [3] n’hésite pas à retranscrire l’admiration des journalistes, quels qu’ils soient, dans un encadré :
 

1952: Rashomon vu par la presse

 

On parlera encore de ce cinéma lors de symposiums, de festivals ou de rétrospectives à la cinémathèque, mais là encore les renseignements demeurent discrets, confinés au monde des cinéphiles. La télévision et ses multiples chaînes câblées ne sont pas encore présentes pour couvrir les évènements. Les films japonais passent donc inaperçus ; ce sont des œuvres qui connaissent une sortie discrète, sans l’habituel soutien de la publicité qui encadre les productions commerciales, notamment Hollywoodiennes.
 
C’est implicitement que le cinéma japonais a fait parler de lui, sa renommée se propageant principalement par le bouche à oreille et presque exclusivement dans le milieu parisien intellectuel. Comment le décrire si ce n’est évoquer son côté admirable, grandiose, incontournable, mais surtout en faisant le rapprochement avec les plus grands films occidentaux. Les journalistes parlent de chefs d’œuvre, c’est à dire de perfection, d’accomplissement, de maîtrise en la matière. Il n’est pas question de divertissement ou d’évasion mais d’une méticulosité, d’un raffinement que seuls les experts ou les personnes averties pourront apprécier, compte tenu de leur expérience et de leur professionnalisme.

Lors de la sortie du film Dersu Uzala, l’accueil journalistique sera lui aussi  dithyrambique. Le mot « chef d’œuvre » fait l’unanimité, du Figaro à L’aurore et du Nouvel observateur au Journal du dimanche.

En 1980, sur les onze films japonais sortis cette année, plus de 70% des spectateurs avertis sont allés voir le film de Kurosawa. Orné de sa palme d’or, celui-ci n’a pas eu de mal à convaincre les cinéphiles, d’autant plus que l’empereur Kurosawa  faisait déjà partie de ces valeurs sûr du cinéma.  Dans ce cas, un lancement publicitaire paraît bien inutile !…
 
 A l’inverse, L’empire des sens attirera beaucoup plus de spectateurs d’origines diverses, non fidélisés à ce genre de cinéma. Cette différence s’explique en partie par le caractère privé ou public qui entoure ces films. Alors que Kagemusha reste enfermé dans un milieu intellectuel festivalier et critique, L’empire des sens devient une affaire publique, voire médiatique : lors de sa sortie dans les salles japonaises en 1976, le film provoqua un vrai scandale en raison de son caractère pornographique. Jugé comme étant bien plus qu'un simple divertissement osé, il fut immédiatement censuré au Japon. Il s’ensuivit un procès durant lequel Oshima dut comparaître et se justifier, jusqu’en 1982 où il fut finalement relaxé. Ce procès très suivi en France, notamment par la revue des Cahiers du cinéma, sera un formidable tremplin publicitaire[4]. Le film connu un succès de scandale, excitant la curiosité d’un certain nombre de spectateurs qui n’avaient pas pour habitude de choisir un film japonais comme sortie du samedi soir.

Oshima dispose d’un autre atout ; ses écrits. Il possède en Europe une image honorifique : le slogan du « Godard nippon» dans les années 60 est devenu le « pornographe culturel » 10 ans plus tard [5].  Sur un ton polémique et contestataire le cinéaste japonais devient vite le porte-parole de la nouvelle vague nippone. Les co-productions françaises lui donneront une place de choix parmi l’élite cinématographique.

C’est une campagne publicitaire très fermée, discrète, et sans fracas qui accompagne la sortie des films japonais.  Seuls les spécialistes et les assidus du cinéma peuvent en voir les contours. La principale source demeurant dans la presse, il reste à découvrir comment les chroniqueurs manient leur plume vis-à-vis du cinéma japonais.

 

 

Recette des articles de presse

 

 

Il existe une certaine tendance médiatique, volontaire ou non, pour parler du cinéma japonais :

D’une part, comme nous venons de le voir, les critiques ont souvent tendance à crier au chef d’œuvre pour un certain nombre de films japonais. Une mention d’autant plus renouvelée si les films sont  produits par l’élite des cinéastes. Pour Kurosawa et Mizoguchi, rien ne laisse envisager, sauf  exception, une ombre sur l’échelle des louanges. Perfection pour l’un et génie pour le second, les éloges sont toujours ravivés film après film.

Les critiques ont pris l’habitude de ne pas mentionner l’autre face du cinéma japonais : le cinéma de genre. Considéré comme le vilain petit canard, les critiques ne parlent que d’un cinéma auréolé de chefs d’œuvre. N’est ce pas là une stratégie pour ne pas dire que le cinéma japonais a, comme tous les autres, sa part de cinéma populaire. Ils ne revendiquent qu’un genre de cinéma, le leur… Les dossiers élaborés dans les années 70, ne s’intéressent qu’aux grands cinéastes, ne retenant bien souvent qu’un seul aspect du cinéma japonais, comme l’explique M. Blouin :
 

«La critique occidentale tend à ne retenir que le volet plus contemplatif, le caractère «jardin zen» et le calme imperturbable qu’expriment certains films, ce qui trahit une fausse impression d’uniformité.[6] »

Il y a donc deux cinémas japonais : représenté par Kurosawa, le cinéma dit d’auteur dont affectionnent les critiques de l’époque, et les films de Honda qui représentent un cinéma beaucoup plus populaire où les effets spéciaux sont les bienvenus.

Cinéma de genre contre cinéma d’auteur, les critiques n’en retiennent qu’un et passe le second aux oubliettes. Un fossé s’est creusé dès le début des années 50. Quand Le bandit samouraï est présenté en 1951, rien ni personne n’y prête attention, et c’est seulement un an plus tard que le terrible Rashomon est à son tour présenté aux Européens.  

Passée sous silence, l’autre facette de ce cinéma est à la fois une stratégie volontaire et instinctive. Les critiques donnent à voir une vision élitiste du cinéma japonais, celle qui est synonyme de  « films d’art ». Un critère de sélection qui sera revu quelques années plus tard, quand les films de genre ne seront plus considérés comme des navets incommensurables, mais comme des films d’un autre style, pour un autre public, tout aussi instructifs, avec une certaine maîtrise et une qualité reconnue.
 

D’autre part, pour renforcer cette idée de « chef d’œuvre », il est de bon ton de reconnaître et d’insister sur le fait que le Japon est un des plus grands producteurs du monde mais qu’il est inconnu en France. Si les premières critiques mentionnaient discrètement cette information, au fur et à mesure cet aspect contradictoire fut de plus en plus mis en valeur. Bien que cette indication s’avère fondée, l’insistance des critiques tend à promouvoir le film pour son étrangeté et son caractère exceptionnel. Il s’agit d’introduire les livres, articles, dossiers, études… sur le cinéma japonais, en mettant en évidence et en priorité le caractère secret, inconnu, sombre qui se cache derrière toute la production nippone.
 
Quelques exemples, tirés d’articles et d’ouvrages sur le cinéma japonais, viennent soutenir cette affirmation :
 

En 1955, le numéro spécial consacré au cinéma japonais, « défriche un terrain totalement inconnu en France.[7] » et donne « un coup de sonde dans un monde inconnu et grouillant dont chaque aperçu provoquait l’étonnement et l’émoi.[8] »

Après sept ans de découverte, Gilson écrit en 1959 : « nous avons pris une connaissance  précieuse, quoique très partielle, du cinéma japonais. [9]»

Le débat entre Chevassu, Ciment, Douchet, Gauthier et Pilard, organisé en 1968, est amorcé par ce propos : « Le cinéma japonais est peut-être le seul grand cinéma qui soit pratiquement inconnu en France[10]»

Dans son ouvrage de 1981, Tessier écrit en avant-propos: «…le cinéma japonais est globalement aussi riche et touffu que le cinéma américain ou la plupart des grands cinémas européens, mais nous l’ignorons encore.[11]»
 

Pourtant le cinéma japonais n’est pas le seul orphelin en France. Le cinéma chinois ou indien, qui connaissent eux aussi une production cinématographique importante, ne sont guère plus sollicités et diffusés dans les salles de cinéma. Pourquoi tant insister sur le fait qu’il reste tout à découvrir du cinéma japonais, si ce n’est pour le promouvoir comme un cinéma encore plus exceptionnel parce qu’inconnu.
 

Le cinéma est une industrie, et comme tout organisme de ce genre, des stratégies de marketing doivent être mises en place. La distribution des films nécessite une bonne recette méthodique et réfléchie. Dans le cas des productions japonaises, l’exotisme qui les caractérise rendra leurs exploitations en France d’autant plus réfléchies, contrôlées et surveillées par les producteurs et les distributeurs. Encore inédit sur le marché international,  ce cinéma a encore tout à prouver.
 

 

 


Une démonstration qui va poser toutefois quelques complications au début des années 50.
Période encore fragilisée par des tensions politiques,
le Japon est alors à la recherche d’une nouvelle image.

 
Si le cinéma est un formidable émissaire,
l’enjeu de sa réception à l’étranger est déterminant pour l’avenir du pays.
Les producteurs japonais, conscients de cet enjeu restent très vigilants ;
quant aux distributeurs, ils demeurent indécis sur la valeur de ce cinéma et 
préfèrent mettre en place des stratégies de diffusion. 

Des stratégies qui ont certainement aidé les cinéastes japonais à se faire apprécier des critiques français,
mais qui seraient sûrement restées inefficaces dans un contexte différent.

Comment et jusqu’à quel point la conjoncture de l’époque a-t-elle joué en faveur du cinéma  japonais ?

 

Sommaire

 

 

[1] Donald Richie, The films of Akira Kurosawa
[2] Max TESSIER, le cinéma japonais, une introduction, Nathan Université, 1999
[3] Le 2 mai 1952, p : 9
[4] Publication du texte du dernier plaidoyer d’Oshima avant le jugement dans le  n°309, mars 1980, p : 9
[5] Jacques Doyon, Cahiers du cinéma, n°311, p : 40
[6] Extrait d’un texte de Mélanie RICARD, « Images du soleil levant », édité sur le net le 24 février 2000.
[7] Jean Pelleautier, cité dans Cinéma, n°7
[8] Pierre Philippe, Cinéma 64, n°83, février 1964, p : 44
[9] Cinéma, n°36, mai 1959, p : 98
[10] Image et son, « A bâtons rompus », n°222, Décembre 1968, p : 18

[11] Max TESSIER, images du cinéma japonais, Henri Veyrier, 1981, p :12