Il existe une certaine tendance médiatique, volontaire ou non, pour parler du cinéma japonais :
D’une part, comme nous venons de le voir, les critiques ont souvent tendance à crier au chef d’œuvre pour un certain nombre de films japonais. Une mention d’autant plus renouvelée si les films sont produits par l’élite des cinéastes. Pour Kurosawa et Mizoguchi, rien ne laisse envisager, sauf exception, une ombre sur l’échelle des louanges. Perfection pour l’un et génie pour le second, les éloges sont toujours ravivés film après film.
Les critiques ont pris l’habitude de ne pas mentionner l’autre face du cinéma japonais : le cinéma de genre. Considéré comme le vilain petit canard, les critiques ne parlent que d’un cinéma auréolé de chefs d’œuvre. N’est ce pas là une stratégie pour ne pas dire que le cinéma japonais a, comme tous les autres, sa part de cinéma populaire. Ils ne revendiquent qu’un genre de cinéma, le leur… Les dossiers élaborés dans les années 70, ne s’intéressent qu’aux grands cinéastes, ne retenant bien souvent qu’un seul aspect du cinéma japonais, comme l’explique M. Blouin :
«La critique occidentale tend à ne retenir que le volet plus contemplatif, le caractère «jardin zen» et le calme imperturbable qu’expriment certains films, ce qui trahit une fausse impression d’uniformité.[6] »
Il y a donc deux cinémas japonais : représenté par Kurosawa, le cinéma dit d’auteur dont affectionnent les critiques de l’époque, et les films de Honda qui représentent un cinéma beaucoup plus populaire où les effets spéciaux sont les bienvenus.
Cinéma de genre contre cinéma d’auteur, les critiques n’en retiennent qu’un et passe le second aux oubliettes. Un fossé s’est creusé dès le début des années 50. Quand Le bandit samouraï est présenté en 1951, rien ni personne n’y prête attention, et c’est seulement un an plus tard que le terrible Rashomon est à son tour présenté aux Européens.
Passée sous silence, l’autre facette de ce cinéma est à la fois une stratégie volontaire et instinctive. Les critiques donnent à voir une vision élitiste du cinéma japonais, celle qui est synonyme de « films d’art ». Un critère de sélection qui sera revu quelques années plus tard, quand les films de genre ne seront plus considérés comme des navets incommensurables, mais comme des films d’un autre style, pour un autre public, tout aussi instructifs, avec une certaine maîtrise et une qualité reconnue.
D’autre part, pour renforcer cette idée de « chef d’œuvre », il est de bon ton de reconnaître et d’insister sur le fait que le Japon est un des plus grands producteurs du monde mais qu’il est inconnu en France. Si les premières critiques mentionnaient discrètement cette information, au fur et à mesure cet aspect contradictoire fut de plus en plus mis en valeur. Bien que cette indication s’avère fondée, l’insistance des critiques tend à promouvoir le film pour son étrangeté et son caractère exceptionnel. Il s’agit d’introduire les livres, articles, dossiers, études… sur le cinéma japonais, en mettant en évidence et en priorité le caractère secret, inconnu, sombre qui se cache derrière toute la production nippone.
Quelques exemples, tirés d’articles et d’ouvrages sur le cinéma japonais, viennent soutenir cette affirmation :
En 1955, le numéro spécial consacré au cinéma japonais, « défriche un terrain totalement inconnu en France.[7] » et donne « un coup de sonde dans un monde inconnu et grouillant dont chaque aperçu provoquait l’étonnement et l’émoi.[8] »
Après sept ans de découverte, Gilson écrit en 1959 : « nous avons pris une connaissance précieuse, quoique très partielle, du cinéma japonais. [9]»
Le débat entre Chevassu, Ciment, Douchet, Gauthier et Pilard, organisé en 1968, est amorcé par ce propos : « Le cinéma japonais est peut-être le seul grand cinéma qui soit pratiquement inconnu en France. [10]»
Dans son ouvrage de 1981, Tessier écrit en avant-propos: «…le cinéma japonais est globalement aussi riche et touffu que le cinéma américain ou la plupart des grands cinémas européens, mais nous l’ignorons encore.[11]»
Pourtant le cinéma japonais n’est pas le seul orphelin en France. Le cinéma chinois ou indien, qui connaissent eux aussi une production cinématographique importante, ne sont guère plus sollicités et diffusés dans les salles de cinéma. Pourquoi tant insister sur le fait qu’il reste tout à découvrir du cinéma japonais, si ce n’est pour le promouvoir comme un cinéma encore plus exceptionnel parce qu’inconnu.
Le cinéma est une industrie, et comme tout organisme de ce genre, des stratégies de marketing doivent être mises en place. La distribution des films nécessite une bonne recette méthodique et réfléchie. Dans le cas des productions japonaises, l’exotisme qui les caractérise rendra leurs exploitations en France d’autant plus réfléchies, contrôlées et surveillées par les producteurs et les distributeurs. Encore inédit sur le marché international, ce cinéma a encore tout à prouver.