Des histoires fantastiques

et des scénarios invertébrés

 

« Tout le Japon d’hier imprègne celui d’aujourd’hui,
 et l’aborder, c’est entrer dans un temps sans frontière [1]» 

 

 

Des histoires imbibées de « japonités » où la culture et l’histoire du Japon traversent le sujet de part en part.  Des histoires qui se résument difficilement sans que l’on trahisse toute l’intrigue du film, sans que l’on se perde dans la palette des personnages et que l’on tombe dans le piège de leurs ressemblances, aussi bien patronymiques que physiques, sans que l’on trébuche sur des évènements historiques ou politiques, sans que l’on dérive dans les subterfuges du récit….

Le Japon ne manque pas de personnages mythiques, des hommes ou femmes qui ont su se distinguer par leur courage, leur volonté, leur autorité et leur originalité. C’est un pays truffé de vielles légendes que l’on aime ressasser, et les réalisateurs adorent s’en inspirer comme un devoir ou un hommage. C’est ainsi que Kinoshita nous balade jusqu’au mont Narayama [2], dans la région très pauvre de Nagano où dit-on, les vieillards qui atteignent leur soixante-dixième année doivent se rendre pour s’y laisser mourir.
Moins poétique et plus militante, l’histoire de Osugi et Noé, qui, prônant la liberté sexuelle, se virent massacrer en 1923 et donnèrent naissance au film de Yoshida  Eros + massacre. Plus politique cette fois, le personnage de Ikki Kita qui fut exécuté en 1937 pour avoir voulu tuer l’empereur, est à l’origine de la réalisation du Coup d’Etat. Exclusivement japonais, l’argument des deux « empires » d’Oshima qui repose sur des faits divers qui mirent les Japonais en émoi à une certaine époque. Pour L ’empire des sens, c’est « l’histoire authentique de Sada et de Kichizo, dont les exploits amoureux et la marginalité « scandaleuse », autant que l’issue fatale de leur passion, défrayèrent la chronique japonaise en 1936… Cette histoire est d’ailleurs devenue presque un mythe [… ] [3]»
 
Si la connaissance de toutes ces chroniques n’influence pas vraiment l’appréciation du film, elle montre au moins que le cinéma japonais aime s’entourer de sa propre histoire. Inconnue aux yeux des étrangers, elle nous paraît par conséquent plus imaginative et plus surprenante.

 

Quand Chevassu, Ciment, Douchet, Gauthier et Pilard se retrouvent autour d’une table ronde pour parler du cinéma japonais, la question du scénario met tout le monde d’accord :

«Le scénario du film japonais se perd dans des méandres, des détours, qui enlèvent au film
une part de son efficacité. [4]»

Pour les occidentaux, les films perdent, en lucidité et en compréhension ce qui ne facilite pas la tâche des critiques étrangers lorsqu’ils doivent en faire le résumé.

 

Peut-être pour « exorciser » ce qu’ils ont eu tant de mal à comprendre, certains chroniqueurs s’attardent à reconstituer un peu au hasard, le puzzle entremêlé du scénario. Si Lefèvre tente d’éclaircir L’étrange obsession comme une tragédie en cinq actes[5], comment faire lorsque les films sont d’une richesse et d’une complexité qui rendent tout résumé complètement dérisoire ;  même problème lorsqu’un film mène deux voire trois discours de front. La cérémonie, d’après Gardies, c’est  à la fois « la vie d’une grande famille, l’histoire du Japon de l’après-guerre, la méditation d’un personnage sur les évènements tant individuels que collectifs représentés. [6]»
 
La déchronologie est visiblement une symptomatique japonaise et ces  retours en arrière ne font que rappeler leur propre façon de vivre, entre l’ancien et le nouveau, entre les traditions et la modernité. Le film Vivre de Kurosawa est précisément un exemple où l’action n’est pas toujours relatée « en direct » mais construite sur  de courts flash-back. Le réalisateur va au-delà de la mort de son héros et le fait exister par des témoignages en images [7]. Yamada parle de « deux films en un, anecdotiquement séparé par la mort de Watanabe Kanji (c’est le nom du héros), mais plus subtilement s’éclairant l’un l’autre. [8]»

 

S’il est ardu de résumer des films aux histoires alambiquées, il en est de même pour les films où il ne se passe rien.  Il parait difficile de ramener Le voleur de bicyclette de De Sica à un simple vol de vélo, et il en va de même pour résumer Les enfants d’Hiroshima : C’est un film sans action dramatique linéaire où une jeune institutrice retourne à Hiroshima en pèlerinage. Passivité et inaction, voilà ce qui agace, déroute ou amuse les critiques. On cherche en vain une progression dramatique qui n’existe pas, comme pour le film La vie d’O’Haru femme galante dans lequel « l’histoire… n’existe que par l’accumulation des détails significatifs, chaque scène étant traitée isolément, en dehors de toute progression dramatique. D’où l’impression d’ennui pour le spectateur passif, incapable de réécrire le film en compagnie du metteur en scène. [9]»
 
Pour parler  sans excès de la vie courante, ordinaire, voire banale, les exemples occidentaux sont rares ; quelques auteurs comme Bresson ou Flaherty et la liste s’essouffle déjà. L’ennui s’installe entre la monotonie des jours vécue par les quatre personnages de L’île nue, ou encore l’histoire de Onibaba où  l’anecdote est si mince qu’on a l’impression qu’elle va se casser à tout instant.[10]


Que penser ensuite des films (ou plutôt  des chroniques) de Ozu ou de Naruse, qui oscillent entre la fiction et le documentaire, dans lesquels il ne se passe rien qui ne corresponde pas à la conception du récit Hollywoodien, où suspense et spectacle sont les maîtres mots.  Ce sont des « fictions » sur la vie quotidienne et non plus à partir de la vie quotidienne. Selon Biette, « plutôt que de se différencier trop visiblement du commun des mortels qui composent cette société en leur donnant à contempler un spectacle trop différent de ce qu’ils vivent, Ozu…a choisi de ne pas dérouter et de faire de la vie quotidienne et ordinaire l’élément permanent sur quoi se fonde son cinéma. [11]»    

 

Cliquer sur le lien pour accéder à un extrait du "Voyage à Tokyo" :

 

Rien ne vient troubler l’instinct japonais à étirer au maximum des histoires qui, par leur conception et leur sujet,  pourraient paraître aux antipodes des productions américaines ou européennes. Ce que l’on nomme « scénario anti-classique » est en fait un scénario profondément classique, mais aussi profondément japonais.
 
Trouver les raisons de ce classicisme japonais, c’est émettre des hypothèses, des assertions d’un point de vue occidental. Pour Douchet, cela viendrait de l’influence du théâtre sur le cinéma. Si la tradition théâtrale est très ancrée dans les mœurs artistiques, au cinéma elle est beaucoup plus présente dans la mise en scène (comme on le verra ultérieurement) que dans la structure du récit lui-même. C’est pourquoi pour Chevassu, l’absence de rigueur vient de la construction des romans japonais, qui est une des principales sources d’inspiration et d’adaptation au cinéma. Pour ne citer que les plus connus, Rashômon, L’impératrice Yang Kwei fei, Les contes de la lune vague, L’étrange Obsession, La ballade de Narayama, La femme des sables [12]

Que ce soit des romans contemporains ou classiques, l’ignorance de la littérature japonaise empêche les critiques d’évaluer l’importance des scénarios. Les cinéastes prennent-ils les récits en otage en les adaptant fidèlement ou, sont-ils un prétexte au film en ne s’inspirant que de l’idée maîtresse ? Même si l’on ne peut mesurer vraiment la part d’adaptation et de création à partir des romans eux-mêmes, les critiques se rendent compte que la façon de raconter les histoires est proche des films occidentaux. Mais selon Ciment, c’est justement cette sorte d’amalgame entre les deux cultures qui n’a pas favorisé la compréhension des récits[13].

 

Qu’en est-il de Kurosawa et de son penchant pour la littérature occidentale ?


On a souvent dit de lui qu’il était le réalisateur japonais le plus occidentalisé, mais ses adaptations de Dostoïevski et de Shakespeare ont dû certainement contribuer à cette réputation.. Quand il peut enfin adapter L’idiot à l’écran, Kurosawa représente fidèlement le livre croyant cette mise en images suffisante pour donner corps à l’univers de Dostoïevski. Pour Donald Richie c’est une grande perte car tout le travail de Kurosawa se trouve dépersonnalisé, mais pour Niogret celui-ci n’a rien perdu de son invention légendaire en réussissant le difficile pari de peindre la trame intérieure des personnages de l’auteur tout en « japonisant » la mise en scène[14]. Six ans plus tard, il réitère l’expérience en adaptant l’auteur de tragédies théâtrales le plus célèbre en Europe : Shakespeare. Les avis sont encore partagés entre les différentes revues : Une réussite pour Positif et Image et son mais un échec pour les Cahiers du cinéma. Le résultat n’en reste pas moins étonnant :

« Naturaliser Macbeth de manière à permettre à un spectateur occidental d’y reconnaître Shakespeare et à un spectateur japonais d’y retrouver un jidai-geki… voilà une prouesse rare. [15]»

A l’inverse de L’idiot,  Kurosawa a opéré une transposition culturelle et historique de l’Angleterre au Japon. C’est une sorte de « transmutation », pour reprendre le terme de Gauthier [16], où le critique français a dû décoder un thème dramatique qu’il connaît bien, mais qui a été entièrement remanié avec les moyens d’expression spécifiques à une civilisation lointaine quasiment inconnue.

"Le château de l'araignée" de Akira Kurosawa 1957

 

Dans ces scénarios hybrides, le spectateur occidental se sent pris au piège :
doit-il  ramener la construction du récit à ce qu’il connaît ou ne pas en tenir compte ?

Si la compréhension du film reste délicate, ce n’est peut-être pas ce qui déroute le plus.
Etant moins « japonais » que le reste,
l’effet de distance qui sépare les deux cultures ne se trouve pas dans la conception même du scénario,
mais plutôt dans les thèmes qu’il exploite.

 

 

 

 

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[1] Nelly Delay, le japon éternel , Gallimard, 1998
[2] Pour le film : La ballade de Narayama
[3] Tessier, « passion juvénile sur l’empire des sens » Ecran, n°48, juin 1976, p :36-38
[4] Chevassu, « A bâtons rompus» Table ronde en 1968, Image et son, n°222, dec 1968, p :18-24
[5] Image et son, n°135, nov 1960, p :15
[6] Gardies, Revue du cinéma, n°266, dec 1972, p :98-103
[7] Chevallier, Image et son, n°202, fev 1967, p :112-115
[8]« Le vieil homme indigne », Cahiers du cinéma, n°184, nov. 1966, p :66
[9]  Marcorelles, « Rétrospective Mizoguchi », Cahiers du cinéma, n°81, mars 1958, p :31-36
[10] Uyterhoeven, Positif, n°76, juin 1966, p 137-138
[11] Biette, Cahiers du cinéma, n°296, jan 1979, p :41-43
[12] Dans l’ordre : « Rashômon et autres contes » (1915) de AKUTAGAWA, « La favorite » (1963) de INOUE, « Ugetsu monogatari » (1776) de UEDA, « La confession pudique » (1956) de TANIZAKI, « Etudes à propos des chansons de Narayama » (1956) de Fukazawa, « La femme des sables » (1962) de ABE
[13]« A bâtons rompus», Image et son, n°222, dec 1968, p18-24
[14] Positif, n°150, mai 1973, p :84-85
[15] Marienstras, « La forêt et le  rite », Positif, n°225, dec 1979, p :33-35
[16] Gauthier, Image et son, n°199, nov 1966, p :86-95