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Pourquoi une telle étude ?
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Avant d’être une fiction cinématographique, le Japon est d’abord un pays. Découvert en 1543 par les occidentaux, il est connu sous le nom de Zipangu (pays du soleil levant). Les Européens l’imaginent à cette époque comme une contrée mystérieuse, regorgeant de richesses. Des trésors jalousement gardés dans un pays qui s’interdisait tout contact avec l’extérieur jusqu’en 1889, date de l’abolition du droit d’extraterritorialité pour les étrangers.
Les premiers touristes sont déjà émerveillés par la beauté des paysages, le charme et l’originalité maniérée des mœurs, la perfection et le raffinement des arts… Les occidentaux perçoivent le Japon comme un immense parc d’attractions exotiques, un nouveau monde imaginaire plein de facéties, de délicatesse et d’élégance. C’est à ce titre qu’ils ne voient dans ses habitants « qu’un peuple mignard et amusant, un peu grotesque parfois, faisant tout au rebours des autres,…ne voulant ni ne pouvant prendre la vie au grand sérieux.[2]»
Un constat écrit six ans avant la naissance du cinéma, quand les premiers rayons du soleil japonais éclairaient d’un jour nouveau un sol où la culture traditionnelle côtoyait les sciences et les idées de la civilisation occidentale. Son cinéma sera le miroir de ce contraste.
En 1896 les premiers appareils de projection sont introduits; en 1908 le premier studio de cinéma est construit… et en 1920 la production cinématographique japonaise se classe parmi les trois plus grands producteurs de films au monde, avec les Etats-Unis et l’Inde. Pourtant il faudra attendre les années 50 avant que la France découvre et s’intéresse réellement au septième art nippon. La Révélation ne se fait qu’en août 1951 quand le film de Kurosawa, Rashômon, obtient le lion d’or à la Mostra de Venise. Presque une anecdote de cinéphile, ce film permit à l’occident de se rendre compte qu’il existait un cinéma au Japon.
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Une découverte qui fut «à coup sûr l’évènement cinématographique le plus considérable depuis celle du néo-réalisme italien». Lorsque Bazin tînt ces propos en 1955, il avait déjà conscience que ce parfum de fleurs exotiques qu’il venait de percevoir jouerait un rôle important dans l’histoire du cinéma. En à peine cinq annnées, il va réunir dans les festivals européens un palmarès comme aucun pays au monde n’en a jamais obtenu, dans un laps de temps aussi court. Une consécration qui fait partout l’admiration de la critique quand il ne sème pas le désarroi parmi elle.
Un désarroi et un trouble qui se justifient par le caractère insolite et inédit de ce cinéma. Il est en effet hors de doute, pour Noël Burch [3], « que la singulière histoire du Japon, résultante d’une combinaison de forces et de circonstances sans analogie, a donné naissance à un cinéma, qui dans son essence même, ne ressemble à celui d’aucune autre nation. »
Cette spécificité peut s’expliquer de différentes manières comme nous le verrons dans le developpement : Le Japon n’a pas connu de ferrure coloniale, il a donc su très vite réadapter à sa façon les modèles occidentaux. Dans le domaine cinématographique, il a formé ses propres techniciens, a développé ses films et fabriqué sa pellicule… Une autonomie de l’infrastructure qui fut «la condition même d’une «libre» interaction entre le cinéma et le milieu culturel.[4]»
Et, c’est précisément parce que le cinéma japonais ne ressemble à aucun autre que sa réception demande une lecture et une analyse spécifique. Les modes de représentations sont culturellement et idéologiquement déterminés selon des principes ancestraux propres aux Japonais. La très grande majorité des critiques, Français comme Européens, ignorent les fondements et les principes de cette culture nippone. Ils doivent donc « inventer », « adapter » un mode de lecture basé sur les représentations souvent schématiques et caricaturales, que se font les Français des Japonais.
De ce fait, les critiques français vont vite s’égarer dans les méandres et la complexité de ce cinéma déroutant. «Devant cette révélation, devant cette explosion, devant ces terres nouvelles, si riches et si attrayantes, qui s’ouvraient devant lui, combien l’explorateur-critique s’est senti désarmé.» Cette phrase de Billard écrite en 1955 [5], est le reflet de cette quête du Graal entamée par les critiques français, qui cherchent obstinément à l’explorer, sans savoir vraiment comment l’aborder.
Son accueil est ainsi d’abord mitigé et les premières impressions hésitent entre la boite de pandore et un conte des milles et une nuit ; le cinéma japonais surprend, tel un présent joliment enrubanné, il requiert du temps et une certaine science pour découvrir et comprendre ce qu’il cache à l’intérieur.
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Comment parler du cinéma japonais ?
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Cette question qui préoccupe tant les critiques est, d’une certaine manière révèlatrice de leur handicap.
Peut-on s’aventurer à parler d’un cinéma national, si l’on ne connaît qu’une infime partie de sa production ?
Peut-on lui donner un sens si l’on ignore ses origines culturelles ?
Le cinéma japonais est avant tout cinéma ou japonais ?
Peut-on expliquer l’inconnu par l’inconnaissable ?
Comme le signale Nery « n’est-ce pas une escroquerie que de vouloir dans ces conditions porter des jugements généraux sur un cinéma que nous connaissons si mal ? [6]»
Une argumentation contradictoire si l’on considère que le critique de cinéma est une personne qui écrit selon sa subjectivité, sa façon de penser, sa sensibilité, sa politique sociale, ses goûts et sa connaissance cinématographique. Qu’il soit étranger ou non aux images qui lui sont projetées n’a aucune influence sur sa compétence; sa vision, sa compréhension et son interprétation seront seulement singulières. Son rôle est d’autant plus essentiel dans le contexte d’un cinéma précurseur. Si pour certains la critique est inutile ou qu’elle équivaut à « cracher dans l’eau du haut d’un pont », pour d’autres elle est indispensable; c’est même un devoir et un hommage rendu au cinéma. De Baecque déclarait que sa véritable existence était modelée par les mots qui le désignent, les récits qui le racontent et les discussions qui le font revivre.
Cette étude a, dans un premier temps, le dessein de mettre en évidence les propos, les récits, les débats qui ont façonné le cinéma japonais à l’heure de sa découverte en France. Savoir comment il a été perçu à travers le regard des critiques français.
L’enquête retracera, en trois étapes, les difficultés auxquelles les critiques ont dû faire face, les solutions qu’ils ont pu apporter et les analyses qui en ont découlé.
Dans la deuxième partie, il s’agira de comprendre comment s’est mise en place cette réception insolite. De trouver un sens et des explications cohérentes et sérieuses à cet événement japonais qui a touché et touche encore la France, principalement avec le phénomène des mangas… Comprendre pourquoi les films japonais sont apparus pour beaucoup comme « un miracle d’équilibre et de perfection [7]» ?
Nombre d’ouvrages explorent l’histoire du cinéma japonais au Japon, quelques études retracent son histoire en France; mais rares sont les tentatives d’explications concernant les raisons qui ont fait du cinéma japonais, un des plus primés dans les festivals des années 50, un des plus discutés et des plus sollicités par les critiques lors de sa découverte, un des seuls qui soit entré dans l’histoire du cinéma de façon aussi fracassante et subtile à la fois
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Les méthodes de recherches :
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La période étudiée ne représente qu’une partie de la production nationale cinématographique, située entre 1945 et 1980. Une époque marquée au Japon par l’après-guerre, l’essor économique, l’instauration du capitalisme, la fin de l’impérialisme et le début d’une occidentalisation dans les mœurs. Les films seront le reflet de cette phase de transition; la France va les découvrir avant même d’avoir connu le cinéma muet japonais.
L'essentiel de l'étude s'appuie sur l’exemple de six revues spécialisées dans le cinéma : les Cahiers du cinéma, Positif, Cinéma, Image et son, Ecran et la Revue du cinéma. Celles-ci sont toutes apparues aux alentours des années 50 avec pour objectif de se démarquer du cinéma commercial et de son star-system, tout en évitant le côté "scolaire" ou politisé.
Certes, le parti pris d’un support journalistique a ses limites, car aussi nombreux et divers que soient les articles, ils ne correspondront jamais vraiment à la vision globale perçue par les spectateurs. Les critiques ne représentent qu’une communauté interprétative intellectuelle et non l’ensemble de l’opinion publique. Mais pour des raisons pratiques, cette étude ne tiendra pas compte de l’ensemble des spectateurs français, elle s’intéressera au public le plus touché par le cinéma japonais, et ce sont justement ces chroniqueurs de l'ombre. Selon Larouche [8], ils ont une responsabilité sociale tenant un discours évaluatif et ils jouent un rôle déterminant dans la construction de l’image d’un film. Ce statut détermine l’influence qu’ils ont, en tant que groupe de pression, sur les comportements du public. En d’autres termes les critiques représentent les manifestations spectatorielles.
De plus, face à la carence des documents concernant le cinéma japonais de 1950 aux années 80, le point de vue de la critique était l’un des seuls modèles d’approche à valeur de document historique.[9]
L’étude sera toutefois secondée par d’autres revues ainsi que les rares ouvrages existants sur le cinéma et les cinéastes japonais qui ont fait l’objet d’une traduction en français. Elle sera également étayée par une littérature sur la culture du Japon , une culture observée et interprétée par les Français depuis la fin du 19°siècle; et finalement complétée, par des entretiens avec les principaux auteurs de cette époque comme Mr Max Tessier.
Enfin, cette étude prend uniquement en compte les films qui ont fait l’objet au moins d’un article dans l’une de ces revues. Il ne s’agit pas de parler du cinéma japonais dans son ensemble, mais du cinéma japonais vu par la critique française, en s’appuyant sur les films jugés dignes d’intérêt par les chroniqueurs. Laissons tout de suite de côté les Godzilla et autres monstres [10], les comédies, les films d’horreur et de sciences fictions… les réalisateurs que l’on recherche à cette époque sont des Eisenstein, Bergman et Godard japonais.
Il ne s’agit pas non plus d’une étude réservée aux têtes d’affiches du cinéma japonais. Ce sont trente années, durant lesquelles une trentaine de réalisateurs se sont fait connaître à travers un ou plusieurs films. Au total une centaine d’œuvres allant de celles qui ont marqué l’histoire du cinéma à celles qui ne sont pas encore traduites.
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Il a fallu étendre les recherches à trente années; c’est le temps qui a été nécessaire aux critiques pour découvrir ce qu’on appelle aujourd’hui « la sainte trinité» : Kurosawa, Mizoguchi et Ozu. Trois, un chiffre qui est pour de nombreuses religions un symbole de l'initiation. Celle-ci sera longue, jonchée d’hypothèses, de surprises, de déceptions, d’interrogations, d’admiration…
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