Il y a différentes formes d’exotisme, ou du moins de perceptions d’exotisme puisqu’il n’est jamais perçu de la même façon par les critiques selon les époques. D’une manière générale, on peut dégager six figures représentatives de la perception des spectateurs, que l' on peut les classer en deux catégories :

 

Exotisme extérieur
Exotisme intérieur
Exportation
Caricatural
Profond
Poétique
Documentariste
Historique
Transparent
Universel
Divertissant
Dépaysant
Légitime
Traditionnel

 

 

L’exotisme d’exportation:

Dans un premier temps, personne ne semble s’en soucier et chacun s’émerveille devant les fantaisies exotiques comme il s'enchantait déjà au 19ème siècle des bibelots et des œuvres provenant du Japon. Cependant cette admiration spontanée va très vite se dégrader. Ce même exotisme va ensuite être accusé d’être facile, pré-fabriqué et caricatural.

Les films sont devenus un produit d’exportation, au même titre que les paravents, les éventails, les estampes et le thé, … Ils sont souvent destinés à amuser et divertir des Occidentaux en mal d’étrangeté, qui ont besoin pour s’émouvoir, « de sabres, d’armures, de samouraïs, de tout le bric-à-brac qui épatait déjà les frères Goncourt, achetant des éventails au Bon marché ou à La Samaritaine[1].» Très décrié par les critiques, cet exotisme est alors considéré comme artificiel, tape à l’œil et excessif :


 «La plupart des films japonais nous défrisent par leur excès d’exotisme. On a parfois du mal à surmonter l’étrangeté de ces courbettes sur-multipliées, de ces petits pas féminins ligotés par l’étroit kimono, de ces vociférations gutturales d’un samouraï en colère ou de ces conversations nasillardes, yeux bridés et tête brimée.[2] »

"Le garde du corps" Kurosawa 1961 www.anime.com/Akira_Kurosawa/.

 

Pour Sadoul cet exotisme difficile d’accès donne au film un aspect factice et décoratif : «Ces héros ne sont pas des créatures humaines véritables, mais d’élégantes silhouettes pour paravents laqués [3]». Ainsi, aux yeux de certains critiques, l’exotisme pourrait annihiler une certaine vraisemblance humaine. Les personnages deviendraient de simples représentations contrefaites etagencées dans des cadres, appréciés seulement pour leur valeur esthétique.

Il est difficile de souscrire à ce raisonnement quand on connaît un peu mieux les œuvres des cinéastes japonais de cette époque. Que ce soit Mizoguchi ou Kurosawa, ils n’ont jamais mis en scène de simples personnages « décoratifs » ;  tous étaient animés par des raisons  sociologiques plus qu’emblématiques. Ce désaccord est analogue à celui qui tournait autour des films d’exportations (voir première partie), où l’exotisme était accusé d’être utilisé comme simple apparat à des fins commerciales.
 
Ce n’est que vers la fin des années 60, que cette polémique sur l’exotisme va s’estomper avec la montée des films plus contemporains. Même si quelques œuvres retracent et mettent en scène des drames historiques comme Kagemusha, il n’est plus question de folklore exotique mais simplement de richesse culturelle et de réalisme historique.

 

 

 

L’exotisme pédagogique:

Lors de la révélation des premiers films japonais,  c’est en novice qu’une grande partie des spectateurs français découvrent une représentation du Japon en images animées. Si certains connaissent l’image de ce pays à travers des manuels ou des reproductions graphiques, tous ont le sentiment de découvrir toute l’ampleur de la société et de la culture japonaise. Comme l’écrit Magnan, « l’image nous renseigne en deux heures bien mieux que ne le feraient quelques épais volumes [4]».

Ce sentiment d’explorateur, très présent au tout début des années 50, s’estompera progressivement ou sera moins mis en évidence par la suite. De nos jours, les oeuvres japonaises restent encore un univers de découvertes exotiques et les amateurs d’histoire peuvent encore y puiser d’intéressants renseignements, comme l’a mentionné Baroncelli en 1954 lors de la projection de La vie d’O’Haru femme galante [5].
 
En dehors des différences culturelles, l’histoire du Japon ne manque pas d’attraits didactiques. Sans remonter au temps des Benshis et des Samouraïs, ce pays est le seul à avoir vécu le souffle de deux bombes atomiques. Evoquer une des plus grandes tragédies nucléaires à l’aide du langage cinématographique devient un devoir pour un certain nombre de cinéastes.

"La vie d'O'Haru femme galante" Mizoguchi 1952 www.sea.fi/esitykset/syksy2000/mizoguchi2.html.

 

Une fois la présence américaine démobilisée et la censure levée ; les Japonais ne peuvent passer ce drame sous silence plus longtemps.  Ils sont les mieux placés pour raconter le désarroi, les conséquences et les séquelles qui ont suivi cette tragédie. Les dégâts provoqués par ces bombes vont devenir un sujet récurrent, bien que les autorités nippones, craignant d’être reconnues responsables, s’efforcent  d’entraver la réalisation et la distribution d’œuvres traitant de ces catastrophes nucléaires.

De 1952 à 1959 les cinéastes vont s’efforcer de rendre compte, de manière directe ou symbolique, des effets de la bombe, soit à travers des films de sciences fictions comme le Godzilla de Honda; soit avec des films « néo-réalistes » comme le film de Shindo Les enfants d’Hiroshima. A travers leurs productions, les Japonais espèrent rendre compte de l’indicible, dans l’espoir de faire passer un message humaniste et international.
 
Ce sujet est très exploité par les Japonais qui revendiquent l’exclusivité de cet événement.  En 1959, quand Alain Resnais adapte le livre de Marguerite Duras, Hiroshima mon amour, le film est assez mal accueilli par le public japonais. Il sera finalement retiré de l’affiche au bout de trois jours seulement. Selon Kurosawa, ce « sujet est trop brûlant, trop proche pour qu’un Japonais puisse voir ce film avec sérénité, et en discuter sur le plan technique[6]» Dans un entretient de 1960, Susumu Hani va encore plus loin et avoue n’avoir pas aimé ce film, principalement parce qu’il a été choqué par l’incompréhension entre les personnages[7].
 

Cette lecture documentaire de l’exotisme est plus souvent sous-entendue. Au même titre qu’un film indien ou chinois, l’exotisme est incontestable dans ce genre de productions issues d’une culture singulière et éloignée. D’autre part  si ce comportement l’emporte sur la réception du film, l’exotisme devient un obstacle à la légitimité de l’œuvre. Le spectateur voit alors le film dans un registre similaire à « connaissance du monde ».

 

 

 

L’exotisme étranger:

Dépaysant, énigmatique, l’exotisme marque une certaine distance qui rend le film plus attrayant pour un spectateur qui cherche à s’évader. Ce sentiment de contraste culturel peut prendre différentes formes selon les périodes. D’abord proche du 19ème siècle, l’exotisme rime alors avec divertissement. Un rapprochement qui à tendance à dévaloriser l’œuvre en elle-même.


     «Le cinéma japonais propose un monde étranger que les spectateurs français acceptent en tant qu’exotisme, que dépaysement, mais ils refusent d’y voir des films comme les autres [8] »

     

"le château de l'araignée" Kurosawa 1957 www.objectif-cinema.fr/interviews/198a.php.

Dans un deuxième temps, l’exotisme a tendance à agacer le spectateur qui, lésé, ne peut concevoir l’œuvre dans son ensemble. A propos de L’intendant Sansho, Martin avoue que « les manifestations japonaises des sentiments (joie, colère, désespoir) nous sont si étrangères parce que si différentes ( à la fois plus exaspérées et plus intérieures) des nôtres que nous y assistons sans vraiment y participer.[9] »  Ce phénomène de distanciation (comme l’appelle Martin) est souvent cité dans les articles ; tous les critiques ont en effet cette impression qu’une clé leur manque pour saisir toute l’intensité du film. Un sentiment déjà ressenti par Loti dans ses Japoneries d’automne. Lors d’une visite dans un palais, il essaie d’imaginer le cérémonial inouï de cette cour :


 « On y songe…mais on ne le voit pas bien revivre. Non seulement c’est trop loin dans le temps, mais surtout c’est trop loin dans l’échelonnement des races de la terre ; c’est trop en dehors de nos conceptions à nous et de toutes les notions héréditaires que nous avons reçues sur les choses…Nous regardons sans bien comprendre, les symboles nous échappent. Entre ce Japon et nous, les différences des origines premières creusent un grand abîme.[10]»

 

Presque un siècle plus tard, le spectateur français retrouve cette sensation de vide et de fossé. Si la retranscription fictionnelle des images ne peut rendre compte qu’en partie de la portée d’un objet ou d’une action, les codes de lecture reste les mêmes. Les objets gardent leur fonction et leur symbolique première : un kimono reste cette étrange robe de chambre surmontée d’un gros coussin à l’arrière. Selon Claudel, ce problème de compréhension a desservi les films japonais, ne laissant aux spectateurs français qu’une vision approximative et souvent insuffisante.
 

«C’est ce que vous ne comprenez pas qui est le plus beau;
c’est ce qui est le plus long qui est le plus intéressant;
et c’est ce que vous ne trouvez pas amusant qui est le plus drôle.
[11]»

Finalement, si la différence est toujours saisissante, l’exotisme a tendance à être apprécié pour sa valeur occulte, introduisant du merveilleux sans se confondre avec le ridicule ou l’incompréhensible. A propos de Kwaidan, Baroncelli écrit : «envoûtant comme une incantation et auquel l’exotisme japonais ajoute un élément de merveilleux supplémentaire. [12]» Cette évolution réceptive est d’autant plus évidente que les critiques parlent de moins en moins d’exotisme. Dans les années 70, il est devenu rare de parler du caractère lointain d’une œuvre ; la différence s’est estompée avec la médiatisation et la banalisation des voyages. Le décalage est devenu plus subtil et intrinsèque.


 

 

L’exotisme Intérieur:

Baroncelli emploie ce terme en 1959 pour décrire le travail de Mizoguchi. Selon ses propos, c’est parce que le cinéaste « méprise et néglige certaines séductions spectaculaires auxquelles le cinéma japonais doit une partie de sa gloire, parce qu’il est poète avanttout…[13]» que son exotisme est intérieur. L’utilisation de ce terme s’apparente au mouvement des années 60 et surtout des années 70, au cours desquelles les critiques se consacrent à interpréter le langage interne des œuvres, par des interprétations symboliques, psychologiques et métaphoriques…  C’est pourquoi l’exotisme n’est plus observé pour son seul aspect extérieur ; l’explication de ces signes occultes rend le film plus subtil et plus profond.

 

 

 

L’exotisme transparent:

Il n’existe pas à proprement parler ; c’est le caractère universel de la condition humaine qui laisse penser aux critiques que finalement tous ces évènements pourraient aussi bien se passer dans leur pays..

« Le cinéma japonais n’était pas un séduisant produit exotique aux belles et vaines figures de paravent ou d’ éventail, mais un cinéma profondément imprégné par son engagement dans ses problèmes et les luttes de notre temps.[14] »

 La complexité des rapports entre la culture japonaise et occidentale est devenue une raison de notre familiarité avec ce cinéma. Finalement l’exotisme japonais a un caractère universel proche de l’Autre ; il se rapproche, pour reprendre le terme de Baldizonne, d’un « exotisme doux ». « Il nous transporte dans un monde différent, inconnu, mais dans lequel nos propres critères peuvent à peu près s’appliquer. [15]»

 


 

L’exotisme légitime:

 

C’est parce que le cinéma est issu d’une longue tradition culturelle très présente au Japon  que certains considèrent son caractère exotique comme approprié. Comment faire abstraction de ce rythme et ces gestes très cadrés, voire excessifs,  ce tempo lent et millimétré, ces incantations et ces histoires théâtrales qui appartiennent à une culture ancestrale présente dans tous les esprits nippons. Comment ne pas retracer l’histoire des plus grands guerriers, comment ne pas boire du saké où jouer du shamisen, comment ne pas regarder les cerisiers en fleurs où prier devant l’autel d’un défunt… Le Japon a la particularité de mêler tradition et modernité dans un même élan. Surtout présent au moment de la découverte du cinéma japonais, la légitimité de l’exotisme traditionnel n’est plus à remettre en cause à partir des années 70.

 

 

 

La différence culturelle est souvent accusée d’être au centre de la séduction et du spectaculaire ;
mais le cinéma n’est-il pas l’art du divertissement, de l’insolite et du sensationnel ? 
D’autre part si l’exotisme, en littérature, contribue à la création d’un monde extraordinaire,
les images animées ne sont-elles pas plus fidèles à la réalité ?
Le fait de voir l’exotisme n’est-il pas plus explicite que l’imagination ?

Il est à la fois essentiel, et même indispensable, de rapprocher ou du moins de s’interroger
sur les œuvres japonaises par rapport à leurs racines culturelles.
Mais s’en tenir exclusivement à cette approche se révèlerait être insuffisant et maladroit de la part d’étrangers.
Jusqu’à quel point les critiques se sont - ils inspirés de la culture japonaise qu’ils connaissaient,
pour mieux appréhender les images cinématographiques ?

 

 

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[1] Sadoul, « Le Japon d’après-guerre », Lettres françaises, n°883, juillet 1961, p : 8
[2] Télérama, Jean-Luc Douin, « Fin D’automne », n°1559, 28 novembre 1979, p : 100
[3] Sadoul, « Japonaiseries », Lettres françaises, n°523, juillet 1954, p : 6
[4] Henry Magnan, «  Au festival de Cannes »,  Le Monde, 2 mai 1952, p : 8
[5] Le Monde, 9 février 1954, p : 12
[6] Lettres françaises, « Akira Kurosawa, n°844, 6 au 12 octobre 1960, p : 6
[7] Lettres françaises, « Quand la nouvelle vague japonaise nous révèle ses blousons noirs », n°852, 1 décembre 1960, p : 9
[8] Chevassu, Image et son, « A bâtons rompus », n°222, p : 18
[9] Cinéma, n°52, janvier 1961,  p :125
[10] p : 32
[11] Phrase reprise dans un article de Baroncelli, Le Monde, « les contes de la lune vague après la pluie », n°4423, 12 avril 1959, p : 15.
[12] Le Monde n°6327
[13] Le Monde, « Les contes de la lune vague après la pluie », n°4423, 12 avril 1959, p : 15
[14] Sadoul, à propos du film Harakiri, « La compassion et la terreur », Lettres françaises, n°987, p : 9
[15] José Baldizzone, les cahiers de la cinémathèque, Ecrans Japon, p : 8