Un cinéma qui souffre

d'une mauvaise réputaion

 

De nos jours, lorsqu’on demande à des spectateurs ce qu’ils pensent du cinéma japonais, la plupart vous répondront que l’action est trop lente, ennuyeuse, qu’ils ont du mal à comprendre l’intrigue, que les noms et les personnages se ressemblent trop, qu’il ne « se passe rien »…Un point de vue qui n’a guère évolué depuis les années 50, où les critiques accusaient déjà le manque de compréhension des films et une certaine langueur contagieuse qui s’attaquait aux spectateurs.

 

 

Un tempo japonisé

 

Le premier grief porterait sur la durée, souvent décrite comme une lenteur « typiquement japonaise [1].» Les distributeurs et les producteurs l’ont compris assez vite, taillant, tels des bouchers, des morceaux de films fraîchement sortis du montage.Le cinéma japonais a cette particularité de donner la priorité au sujet en tenant compte de chaque détail qui l’enrichit : S’il faut 3 h 06 à Yoshida pour traiter son Eros + massacre le film sortira bien sur les écrans japonais dans une version de 3 h 06 (ou presque !).

Cependant en ce qui concerne l’exportation on n’hésite pas à mutiler et réduire les films, parfois jusqu’au tiers de leur durée initiale ; ainsi L’idiot verra ses 4 heures réduites à 2 h 46. Mais une projection de plus de deux heures paraît encore trop longue pour un public occidental. Il arrive alors que les bobines restent longtemps dans leurs boites et attendent près de 15 ans pour sortir en France, comme ce fut le cas de Vivre de Kurosawa. Autre exemple pour le film Les sept samouraïs qui fut d’abord exploité en 1955 dans une version tronquée d’ 1 h 45, et qui, sous l’égide d’un distributeur courageux (car il s’agit bien encore de courage), put enfin sortir en 1980 dans sa version intégrale de 3 h 20.


Comment s’étonner ensuite de n’avoir rien compris au film lorsqu’ on sait que « le distributeur de l’époque (« Cinédis ») avait naturellement coupé, avec la bénédiction tacite de la Toho productrice, l’essentiel des séquences psychologiques et sociales qui étayaient tout le film, et se trouvaient surtout concentrées dans la première partie, c’est à dire tout ce qui n’était pas de pure-action [2].»  D’ailleurs Kurosawa n’a jamais reconnu cette œuvre amputée, comme la sienne. Selon ses  propos : « Ce n’est pas mon film ! Je ne le reconnais pas pour mon œuvre ! [3]»

 

Exporté un film japonais, ne ce fait pas sans brutalité.  Il faut en faire une œuvre plus rapide et plus concise. C’est ainsi que Mizoguchi vit ses « contes[4] » diffusés en France au rythme démesuré de 93 minutes,  un dépouillement qui « va 10 fois trop vite » de l’avis même de la critique[5]
 
Le compromis n’est guère possible, entre la volonté de répondre à la demande d’un public occidental à la fois essoufflé au bout d’ 1 h 30 tout en se plaignant du manque d’intelligibilité.  Si l’accord entre deux cultures peut parfois devenir un avantage, la différence flagrante des civilisations est indéniable et là, aucun producteur ou distributeur ne peut compromettre ou bouleverser les films pour des raisons purement commerciales.

 

Une distance culturelle

 

A la différence des œuvres occidentales, les films japonais demandent un certain effort, une sorte de mise à niveau culturelle. Si les spectateurs veulent vraiment entrer dans le film, apprécier pleinement la beauté des images ou s’identifier à ces nouveaux héros, ils doivent être capables de modifier leur façon de regarder.


Marcel Martin parle d’un phénomène de « distanciation » qui délaisse le spectateur et l’entoure d’un épais brouillard. Les mœurs japonaises paraissent toutes différentes de notre manière de concevoir le monde ; que ce soit les sentiments d’amour ou de haine, une façon de vivre ou de mourir, une façon de résister ou de se battre, une façon de respecter ou   d'idolâtrer. C’est la projection d’un autre univers  que l’on subit faute de pouvoir y participer en toute connaissance de cause.

 « Il nous est quasi impossible de prétendre être de plein-pied avec des œuvres aussi secrètes, aussi chargées de richesses intérieures, pleines de personnages dont la psychologie et les sentiments nous échappent. [6]»

De cette dérive, le spectateur se lasse vite. On s'irrite d’un excès de larmes face aux Vingt-quatre prunelles [7], on s’amuse de ces samouraïs aux excès de patriotisme, on s’endort devant une chronique de la vie quotidienne[8]… si bien que parfois, l’ennui peut paraître si épais que « le moindre Bresson fait figure de Mack Sennett [9]» !

Il est indéniable que l’ennui est souvent présent dans les films japonais ; il est concrétisé par des passages à vide que l’on doit surmonter sur le moment, mais qui s’effaceront vite dans nos souvenirs pour laisser place à toute la beauté et la précision de la réalisation. Nier que l’on n’a jamais décroché, même un court instant, dans un film d’Ozu relève presque de la mauvaise foi. Habitué à une dramatisation plus Hitchcockienne, il paraît impossible selon Bergala de « prêter une attention égale et continue aux deux heures de « Fin d’automne.[10]» 

Une mise à distance qui peut parfois faire rire ou sourire ; mais comment réagir face aux geysers de sang dans Baby cart l’enfant massacre, ou devant un Washizu transformé en hérisson par une déferlante de flèches dans Le château de l’araignée ?  Si les Japonais trouvent ces situations plutôt tragiques, le public occidental s’en amuse. Des réactions contradictoires  qui renforcent l’hypothèse d’un manque de concordance et de compréhension entre les deux cultures. 

L’ignorance des valeurs culturelles du pays ne peut pas faciliter l’adhésion. Déconcertés  par un symbolisme qui se rattache à toute une tradition artistique dont ils ne soupçonnaient même pas l’existence, les occidentaux se sentent comme des poissons hors de l’eau. Comment différencier des personnages qui semblent au premier abord tous identiques ?  La  ressemblance physique mais aussi l’étrangeté des noms ne facilitent guère la tâche. Les Européens ont tendance à « s’emmêler les pinceaux »,  peu habitués à entendre ce genre de consonances, il faut un certain temps pour les dissocier. La mise en scène et l’agencement des plans peuvent parfois rendre les choses plus confuses : pour  La rue de la honte,  Demonsablon explique :

« rien ici n’est concédé aux soins de l’explication ou de l’exposé logique…les scènes se présentent en un ordre assez indépendant et forment un ensemble de tableaux à la manière d’une chronique. Cette juxtaposition, sans inférence causale, semble ignorer le développement dramatique et ce qu’il suppose d’effort vers l’abstrait. [11]»

Si un film évoque un sujet historique ou politique précis, le spectateur se retrouve alors complètement démuni. « Rarement film plus malaisé à comprendre pour un spectateur occidental [12]» que le Coup d’état de Yoshida traitant d’un événement militaire datant de 1936, ou encore Nuit et brouillard au Japon d’Oshima, dans lequel le spectateur se retrouve face à l’histoire de la gauche japonaise.

Si les films japonais demandent plus d’attention et de connaissances, ils n’en sont pas moins lisibles et intéressants. Ramasse parle d’un second degré de compréhension, réfractaire à tout spectateur occidental qui éprouve des difficultés à se défaire de ses habitudes culturelles et qui est aussi habitué à une certaine forme de transparence et de cheminement dramatique[13] . Ces deux problemes majeurs interviennent directement sur la fréquentation des films japonais en France, entrainant une indiffrénce spectatorielle massive. ( A voir dans la seconde partie)

 

 

Ces problèmes viennent se poser sur le cinéma japonais, comme un filet.
Cette brume épaisse et dense déstabilise et aveugle les critiques.
Comment ne pas céder au doute, à l’inquiétude ou au découragement face à cet étrange brouillard ?

Faut-il abandonner, délaisser le cinéma japonais dans son état végétatif,
ou contourner l’obstacle en interprétant sa culture dans un esprit occidental ?

Le critique se doit d’aller au cœur du problème, rechercher son origine et tenter de le dissiper.
Patience, prudence et modestie devront l’accompagner dans sa quête.
L’approche de la civilisation japonaise est vaste, semée de richesses culturelles et historiques insoupçonnées.

La comprendre ne se fera qu’à demi-mot.

 


Vers deuxième partie


 

 

[1] Magny, à propos de « Vivre », Cinéma, n°255, mars1980,p :84-85
[2] Tessier, Revue du cinéma, n°355,nov 1980,p :53-55
[3] ibid.
[4] Il s’agit de Les contes de la lune vague 
[5] Moullet, à propos de « Les contes de la lune vague après la pluie », cahiers du cinéma, n°95, mai 1959, p :21-27
[6] Allombert, à propos de « L’impératrice yang Kwei-Fei », Image et son, n°126,dec 1959,p :19
[7] Lefevre, Image et son, n°129,mars 1960, p 18
[8] Cahiers du cinéma, à propos de « une vie bien remplie », n°135
[9] Positif, à propos de « La flamme du tourment », n°31,nov 1959
[10] Bergala, Cahiers du cinéma, n°307, jan 1980,p :43-45
[11] Demonsablon, « plus de lumière »,Cahiers du cinéma, n°77, dec 1957, p :50-52
[12] Revue du cinéma, Saison cinématographique 1975, p :83
[13] Ramasse « Apocalipse nô », à propos de Kagemusha, Positif, n°235, oct 1980, p :2-7