Rashomon

Une étude menée
entre doutes et INcertitudes

 

 

« La solution idéale pour le cinéma japonais eût été de conquérir le marché américain, mais cela se révélait difficile. L’expérience des films européens qui ne sont jamais arrivés à s’imposer sur le marché nord-américain devait être méditée. On procéda alors à une étude très soignée des marchés internationaux et l’on s’avisa que le point faible était constitué par les pays européens et plus encore par les pays latins. Et l’on décida de se lancer dans les films à costumes, historiques, exotiques ou culturels, pour affronter les festivals européens : Venise et Cannes surtout. [1] »

 

 

Cette citation du président de la Daiei, Monsieur Negata, met en évidence l’élaboration d’une stratégie d’exportation, pour des raisons économiques, afin de conquérir les marchés à l’étranger. Cette étude conclut que seule la diffusion de films japonais historiques, dans des festivals européens et plus particulièrement dans des pays latins, sera en mesure de toucher le public étranger.

Si cette étude est fiable, il reste à savoir si l’objectif à atteindre était réellement le succès critique ! Sachant que la plupart des films envoyés n’ont pas séduit des critiques japonais, quelle étude sérieuse et précise pouvait assurer la garantie d’un succès critique dans un continent aussi distinct que l’Europe ? On peut se demander quels éléments cette étude a vraiment pris en compte pour être assurée de séduire les occidentaux ?

Pour résoudre ses problèmes financiers, la Daiei se tourne d'entrée vers des pays qui possèdent une importante population d’origine japonaise. Dès 1947, Formose, Hongkong, Hawaï, le brésil et les Etats-Unis deviennent  les premiers circuits d’exploitation pour les films de cette compagnie. Mais en 1950, celle-ci conviendra que les recettes récoltées ne sont pas suffisantes, s’élevant tout juste à 280 000 dollars [2].

Le « plan B », envisage de prendre la direction de l’Europe. Les tentatives ultérieures et les échecs subis lors des précédentes distributions de films japonais en Europe [3], ont pu guider les producteurs sur les thèmes et la qualité cinématographique sollicités par les Européens. Persuadés que Rashomon avait obtenu son lion d’Or car il ne faisait que refléter la curiosité et le goût des occidentaux pour l’exotisme japonais, ils n’envoyèrent par la suite que ce genre de films-émissaires en Occident.

L’exotisme fait partie des facteurs moins cinématographiques qui ont dû être pris en compte. En effet, choisir des films susceptibles de plaire au public européen aurait pu se révéler une mission délicate et hasardeuse si les Japonais n’avaient pas été conscients de l’intérêt que leur portaient les Européens pour leurs japonaiseries traditionnelles. L’étude a effectivement pointé du doigt les pays latins, dont les Japonais n’ignorent pas le besoin sans cesse réaffirmé de nouveautés ainsi que le goût pour l’exotisme.

Comme on le verra plus tard, l’art japonais a déjà pu être apprécié à de multiples reprises ; collectionné par les artistes et intellectuels français, il a su séduire et inspiré des explorateurs du 19ème siècle. Le Japon était à cette époque, le pays des porcelaines et des laques, des chrysanthèmes et des mousmés. Cette image n’a guère évolué, et l’attirance pour la civilisation japonaise est toujours un atout considérable pour les Occidentaux.

Finalement les producteurs ont peut - être simplement su choisir des films historiques et exotiques pour répondre à la fascination attractive des étrangers pour leur pays. En d’autres termes, les films exportés répondraient à l’imaginaire que se font les Européens du Japon

 

"Rashomon" 1950

Il s’ensuit les succès de Rashômon puis de La vie d’O’haru femme galante, qui vont ouvrir de nouvelles possibilités aux producteurs, qui restent toutefois relativement méfiants sur la qualité et surtout sur le sujet des films exportés. Kinoshita déclare lui - même en 1953 que le Japon ne délègue pas nécessairement ses meilleurs films, « mais ceux qui allient à la qualité un rythme rapide et un sujet susceptible d’intéresser les Occidentaux.[4] »

Alors que ces derniers pensaient, quelques années auparavent, que leurs films ne pourraient pas être normalement compris par les autres peuples en raison des obstacles de langage, de mœurs et de mentalité, ils se rendent compte que ce sont justement ces « barrières » qui vont devenir des pôles d’attraction. Dorénavant pleinement conscients des possibilités qui s’offrent à eux sur les marchés étrangers, les majors s’organisent. Autrefois rivales, elles trouvent cependant un terrain d’entente en se regroupant en 1957 sous le nom d’ «Unijapan Film».  Cette société réunit les six Majors, et elle est destinée uniquement à l’exportation.

La consigne de l’époque peut se traduire par «Exotique, Historique, Poétique », tant les films exportés se raccrochaient à un seul genre. Cette politique a d’ailleurs favorisé certains réalisateurs au détriment d’autres, moins conformes à l’exigence cinématographique du moment.

 

Cette méfiance et ce choix stratégique, furent assez mal vu de la part des critiques français qui désignèrent ces films sous l’appellation « films d’exportation. » A partir du milieu des années 50, les critiques reprochent aux producteurs japonais de profiter de leur enthousiasme, peut - être naïf, pour envoyer des films réalisés spécialement à leur intention. Bientôt les films historiques soignés sont durement revus à la baisse. Presque 10 ans après sa sortie en France, Rashomon est accusé d’avoir été « monté, mesuré, limé, pour surprendre les critiques du festival de venise.[5] » Les chroniqueurs reprochent alors au cinéma japonais d’être un cinéma falsifié.

Ce désintérêt presque soudain demande pourtant réflexion : Soit les films sont vraiment mauvais ce qui justifierait les propos des critiques ; soit ils sont décriés, non pour leur qualité, mais pour des raisons de lassitude, une sorte d’effet « ras le bol » qui rejette tous sujets historiques ou exotiques.
Sadoul l’écrit lui-même en 1955,

« l’effet de surprise est passé.
Nous sommes gavés de moyen âge
[6] ».

 

"le château de l'araignée" 1957

Dans ce cas un film comme Le pousse-pousse de Inagaki, décrié par la majorité des critiques en 1959, aurait-il été ovationné quelques années plutôt ? J’ai déjà mis en évidence cette perplexité de la part des critiques, justifiée en grande partie par des lacunes et un manque d’informations en matière de cinéma japonais. (Cf: Premiere partie, "Films commerciaux, d'exportation ou d'auteurs")

Dans une critique de Baroncelli [7], celui-ci s’interroge sur ce phénomène de lassitude. Lors de la présentation du Château de l’araignée, au festival de Venise, en 1957, il avoue avoir été sensible au charme de l’Orient mais pas de la même façon :

« A aucun moment nous n’avons retrouvé ce bel enthousiasme qui nous animait naguère…Commencerions-nous à être blasés?
C’est hélas possible ! »

Il ajoute que l’enchantement exotique ne joue pas sur cette déception ; ce sont plutôt les films eux-mêmes qui doivent être remis en question. Il s’agit pourtant, en l’occurrence, d’un des films de Kurosawa les plus sollicités par la suite.

 

Si Burch [8] ne parle pas de films d’exportation, dans son livre il distingue les films qui servaient les intérêts de la bourgeoisie et ceux qui les contestaient.

La première catégorie met en scène des conflits dramatiques de style occidental et une esthétisation traditionnelle. C’est celle-ci, dite « de droite » qui fut, après le succès de Rashomon, sollicitée pour l’exportation. Le héron blanc et La porte de l’enfer de Kinugasa en sont deux exemples, mais on peut étendre ce phénomène jusque dans les années 60 avec Hara-kiri et Kwaidan de Kobayashi.

De même, lors d’un entretien avec le chef de la délégation nippone au festival de Venise, celui-ci avoue, à Jean de Baroncelli, que ces films historiques qui remportent un gros succès dans les pays occidentaux et particulièrement en France, sont loin de recevoir un accueil aussi favorable au Japon… pour la simple raison que le public les considère un peu comme des produits d’exportation [9].

D’autre part quand on demande à ce responsable, quels sont, à son avis, les plus grands metteurs en scène, il répond sans hésiter Kurosawa, Nagata et Mizoguchi. Finalement si le spectateur japonais montre du doigt le côté commercial de ces films d’exportation, ils n’en sont pas moins de bonne qualité. En France, les spectateurs avisés ont donc pu apprécier, à juste titre, le « must » du cinéma japonais de l’époque !…

Si le succès de ces films est essentiellement limité à une élite cinéphile, il en va de même au Japon. En effet on ne peut pas accuser les producteurs de choisir des films qui ont remporté un succès critique dans leur pays. Dans certain cas il existe un décalage flagrant entre la réception d’un film en France et au Japon. Le public japonais n’a pas toujours partagé l’enthousiasme des Occidentaux, notamment celui qui tourne autour de Mizoguchi.
 
A ce propos, un critique japonais, Akira Iwasaki [10], révèle que des films comme L’intendant Sansho, L’impératrice Yang Kwei Fei et La rue de la Honte sont considérés au Japon comme des productions purement commerciales. En effet, selon Marcel Martin, ce n’est qu’après le succès rencontré lors des festivals, que les Japonais ont découvert la beauté de leurs propres films [11] !..

 

Ces réflexions ne permettent de tirer aucune conclusion vraiment satisfaisante. La sélection de ces films destinés à l’exportation obséda quelque temps les critiques, mais finalement, ces doutes étaient-ils bien légitimes et nécessaires? Cette accusation portée envers les producteurs nippons laissait supposer de leur part une certaine tromperie mâtinée de ruses à but lucratif !. Comment des cinéastes comme Kurosawa et Mizoguchi auraient-ils pu parvenir à créer des œuvres aussi admirables qui répondraient, en même temps, à une commande exigeant des critères précis concernant les goûts et les thèmes appréciés par le public occidental ?

Finalement, les stratégies d’exportation ne sont peut-être qu’une illusion, devenue une obsession générée par les critiques français eux-mêmes. Contrariés et frustrés de ne pas avoir assez d’éléments sur la production nippone, ils se sont surpris à aimer une grande majorité des films exportés et ont fini par mettre en cause le choix sélectif des distributeurs, afin de ne pas subir le reproche d’avoir été aveuglés par l’exotisme ; comme le démontre Baroncelli :

« Et qu’on ne vienne pas nous dire
qu’une fois encore nous nous laissons
prendre au piège de l’exotisme.
[12] »


Dans tous les cas,
le cinéma étant une industrie à bien des égards,
il nécessite des stratégies commerciales pour perdurer ;
mais sans dénoncer ostensiblement un choix calculé des producteurs,
il est intéressant de comprendre pourquoi ces derniers,
après plus de 50 ans de production cinématographique,
ont voulu conquérir et séduire les nations étrangères à cette époque précise.

 

 

Sommaire

 

Page suivante

 

 

[1] Propos repris dans le livre de Louis Chauvet,  Le cinéma à travers le monde , Hachette, Paris, 1961
[2] Cinéma d’aujourd’hui 1945 – 1955, p : 289
[3] Voir  précédemment

[4] Entretien avec Jean d’Yvoire pour Radio-Cinéma repris dans Cinéma 53, p : 169
[5] Marcabru, « Japon : Les astuces du mélo », Arts, 26 avril au 2 ami 1961, p :7
[6] Sadoul, « Le Japon », Cahiers du cinéma, n°51, octobre 1955, p :14
[7] Le monde, « Journées exotiques », n°3926, 7 septembre 1957, p :12
[8] Pour un observateur lointain, p : 285
[9] Le monde, « Du côté du Japon », n°2989, 4 septembre 1954, p :9
[10] Mizoguchi, Anthologie du cinéma, n°29 novembre 1967; repris dans Télérama, n°1495, 6 septembre 1978,    p: 82
[11] Image et son, «  Sept ans de films japonais à Paris »,  n°118, janvier 1959, p : 4
[12] Le Monde, n°6468