Une ligne de conduite
nationale

 

 

En 1945, suite à sa défaite, le Japon se voit imposer une présence américaine sur son territoire. Cinq ans d’occupation au cours de laquelle les Japonais vont avoir l’opportunité d’apprendre et d’analyser les techniques occidentales. Le pays, après avoir tout misé sur une certaine ligne de conduite, emprunte désormais une voie différente et s’investit dans les nouvelles technologies occidentales. Comme l’explique Ruth Benedict, « On fit venir des techniciens étrangers et on envoya les Japonais s’informer dans d’autres pays. [1] »

La nouvelle politique ne se tourne plus contre l’Occident mais progresse avec lui, se calque sur lui, jusqu’à devenir si possible supérieure à lui… mais cette fois avec des armes économiques, industrielles, commerciales et pourquoi pas cinématographiques ! Le cinéma doit en effet faire partie de ces nouvelles stratégies. Conquérir le marché du 7ème art à l’étranger devient un des objectifs de ce secteur. Les Européens, plus accessibles, seront la première cible de cet enjeu (comme on l’a vu précédemment.)

Une enquête menée par S.Izumi en 1951[2] montre à quel point l’image des Occidentaux est appréciée au Japon. Six ans après la défaite nippone, les Américains et les Anglais ont reconquis une opinion positive. Il existe un véritable élan de sympathie envers tout ce qui touche à la population et à la civilisation occidentales, ce qui va faciliter sans doute les échanges commerciaux. L’occupation américaine, est un révélateur pour les Japonais qui se découvrent  un engouement pour tout ce qui émane de l’étranger.

Selon Raymond Charles [3], un sondage mené par Jean Stoetzel en 1955, révèle que 73 % des jeunes et 68 % des adultes se tournent passionnément vers un monde extérieur qui les captive plus que leurs affaires personnelles et politiques. Ce qui les fascine le plus ce sont les preuves de puissance matérielle, spécialement les éléments technologiques, beaucoup plus que les valeurs intellectuelles, morales ou esthétiques.

« Désormais, ce qui n’est pas japonais n’est plus « barbare » aux yeux des nippons. Ceux-ci admettent même qu’il y a des pays supérieurs au leur. »

 

Doit -on en conclure pour autant que les Américains aient eu un rôle quelconque dans le succès de Rashomon à l’étranger ?

 

Selon Curtis Harrington [4] l’assistance et la supervision de l’occupation américaine n’ont rien changé. Hollywood n’a exercé aucune influence sur les productions nippones pour la simple raison que ce cinéma possédait déjà une riche et brillante tradition, capable de rivaliser avec les autres pays. Si le S.C.A.P [5] n’a jamais adressé de directives à l’industrie cinématographique, les scénarios ont tout de même été soumis à une censure stricte. Celle-ci a imposé, par exemple, une scène de baiser comme point culminant d’un film. Jugeant les productions souvent trop respectueuses et cérémonielles, les Américains ont introduit des normes culturelles propres à leur grammaire cinématographique.  D’autres traces « hollywoodiennes », vont être adoptées par les cinéastes, n’hésitant pas à mêler le « spécifiquement japonais » au système occidental.

Ce compromis, selon Noël Burch [6], se retrouve tout particulièrement dans l’œuvre des maîtres ou semi-maîtres d’avant-guerre qui poursuivaient toujours leur carrière cinématographique. Mizoguchi adopta une « approche opportuniste et conventionnellement décorative du découpage, consistant à coller certains traits de son système antérieur sur l’armature des codes de Hollywood [7]. » Ozu lui-même connut une certaine progression dans sa réalisation. L’utilisation des pillow-shots « se font brefs, simples transitions poétiques sans rien de radicalement suspensif, ni de l’élaboration structurelle complexe des films antérieurs [8]. »

Le comité de censure supervisait toute la production, du stade préliminaire jusqu’à la distribution. Son rôle s’est terminé à la fin de l’occupation en 1952. Rashomon, réalisé en 1950, est par conséquent un produit supervisé et contrôlé par les Américains. D’autre part cette censure interdisait tous les sujets traitant d’Hiroshima, de Nagasaki et bien sûr des conséquences de ces catastrophes. En d’autres termes, les Japonais ne devaient pas réaliser des films traitant du quotidien et de la réalité qu’ils étaient en train de vivre…

Ce contrôle « scénaristique» et idéologique avait pour but de redonner du mordant à l’économie nippone. En effet, il est souhaitable que le Japon, après avoir subi le déshonneur de la défaite, doive mettre toute son ardeur à se réhabiliter au regard de l’univers et à s’affirmer comme une civilisation exemplaire, mais cette fois sans utiliser la force militaire. Il attache alors un prix exceptionnel à se faire connaître à l’étranger, à gagner la sympathie et l’admiration des autres nations. C’est pourquoi le choix de Rashomon était si périlleux : l’échec pouvait faire reculer ces efforts, voire les briser. Le président de la Daiei s’est opposé lui-même au choix de Rashomon redoutant:

« l’échec, l’humiliation qui en découlerait ; par dessus tout, il n’avait aucune confiance dans un film que l’on n’avait pas spécialement produit pour l’exportation. »

 


Cette image de la grandeur occidentale et ce sentiment d’infériorité ressenti par les Japonais, cette peur d’un nouveau déshonneur et cette angoisse de ne pas pouvoir rivaliser avec les grands et d’être ridiculisés, seront également à l’origine de ce compte gouttes très sélectif des productions cinématographiques japonaises. Ozu fera partie de ces cinéastes qui pâtiront de cette politique frileuse. Considéré comme spécifiquement Japonais par les Japonais eux-mêmes, ces derniers ont craint que son génie ne soit pas reconnu en Occident et ils ont préféré ne pas tenter de l’exporter plutôt que d’échouer.

Cette politique évoluera au fur et à mesure des années. Face au succès incontestable des films réalisés par des cinéastes qui revendiquent une certaine indépendance, les cinq majors décideront, au moment où le cinéma japonais sera en période de crise, d’aider les compagnies indépendantes. Pour favoriser le marché international, « un conseil promotionnel pour l’exportation des films à l’étrangers » autorise en 1966 les compagnies indépendantes à établir un prêt exceptionnel[9] auprès des majors pour la réalisation de films de prestige.

 

Si les grandes compagnies ne filtrent plus la distribution,
il s’agit toutefois d’une stratégie de marché car elles savent que ce genre de film a un public en Europe, ou du moins une certaine considération.
L’univers des cinéphiles et des critiques ne représentant qu’une infime partie des spectateurs,
les films sont exportés dans l’espoir que ces derniers deviennent des nouveaux Rashomon.

 


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[1]"Le chrysanthème et le sabre", Philippe Picquier, 1995, p :114
[2] Toshiaki Kozakai, Les Japonais sont-ils des Occidentaux ?, L’harmattan, Paris, 1991, p : 28
[3] Le Japon au rendez-vous de l’Occident, Robert Laffont, Paris, 1966, p : 97
[4] Cahiers du cinéma, « Rashomon et le cinéma japonais »,  n°12, mai 1952, p : 53
[5] Les autorités de l’occupation « alliée ».
[6] Pour un observateur lointain, p : 278
[7] Ibid. p : 279
[8] Ibid. p : 280

[9] Un prêt à 7,6 % d’intérêts avec un délai de remboursement fixé à 3 ans