Rashomon,
une stratégie controversée

 

« Le triomphe de Kurosawa en Europe aurait tout à la fois
ahuri et dessillé les yeux bridés des nippons
[1]»
Affiche de "Rasomon" de Akira Kurosawa 1950

 

Rashomon fait partie de ces « films-surprise », dont le succès paraît toujours inattendu. Le phénomène «boule de neige» provoqué par la sélection du film de Kurosawa a été à l’origine de nombreuses rumeurs. Choix délibérément stratégique et intentionnel ou tout simplement artistique et culturel, les études sont d’accord sur au moins un point : Rashomon était le bon choix. 

Si l’on en croit André Bazin [2], on pourrait soutenir que ce succès est dû aux concessions de Kurosawa. En 1953, celui-ci conçoit que le cinéaste ait su adroitement adapter des traditions plastiques et dramatiques du Japon au rythme du récit qui nous est familier. Une théorie qui ne tient qu’à la méconnaissance de l’auteur sur le cinéma japonais au début des années 50. Comment Kurosawa aurait - il pu volontairement « occidentaliser » son film alors que celui-ci n’était même pas destiné à un public européen ! … Ce n'est qu'une fois le film récompensé que son réalisateur appris la présence de son oeuvre au festival.

 

 

Il faut se tourner vers la maison de production pour trouver un début de solution plus plausible. En effet, selon Giuglaris, la première explication est une stratégie financière de la part du studio de production qui a produit Rashomon : La DAIEI :

La DAIEI « se trouvant dans une situation financière très difficile du fait de l’étroitesse du marché extérieur et de la faiblesse des exportations, aurait décidé de produire systématiquement des films destinés à flatter le goût occidental, européen et américain, c’est à dire des films violents, sensuels, frénétiques, caractérisés par une savante utilisation de l’exotisme et de l’érotisme.[3]»

Mais contrairement à cette opinion, joseph Anderson et Donald Richie ne conçoivent pas une préméditation stratégique de la part de la Daiei, du moins dans le cas explicite de Rashomon. Dans leur ouvrage, «The japanese Film : Art and Industry», ils précisent bien que le film a connu un succès financier important avant d’être envoyé à Venise [4].

Rashomon « avait entièrement amorti le capital investi. Les exploitants le placèrent au huitième rang des réussites commerciales de 1950 et, dans le rapport annuel de la Daiei, il figure en quatrième position pour ce qui est des recettes produites cette même année par les 52 films de cette firme.[5] »

La plupart des films de Kurosawa connaissent un triomphe considérable et ce dernier est d’ailleurs considéré comme un réalisateur très commercial au Japon. Par conséquent « Rashomon n’a pas ressuscité la première période Heian pour les besoins commerciaux de l’exotisme »,  d’autant plus que ce genre historique est le plus ancien et le plus populaire au Japon [6].
 
Toutefois, ce film a été choisi parmi les 215 films réalisés en 1950 au Japon, à l’époque  en plein « boom cinématographique ». Il a bien fallu faire un choix astucieux et judicieux pour cette première participation japonaise d’« après guerre » à un festival européen. Les propos de Anderson et Richie sont clairs : 

« Producteurs, cinéastes, critiques, étaient unanimes : il fallait montrer les films japonais à l’étranger afin de présenter au monde les mœurs et la culture nippones. Rarissimes, ceux qui osaient penser que les qualités artistiques ou spectaculaires des films suffisaient à justifier leur exportation. Le film devait être un émissaire culturel. [7]»

Par conséquent, les films exportés devaient remplir un objectif davantage culturel que cinématographique. Cette théorie a l’avantage de justifier la sélection des films historiques.

 

 

D’autre part l’histoire du cinéma a tendance à insister considérablement sur le caractère originel de ce film en Europe.  C’est faire abstraction des tentatives, souvent réduites à l’échec ou à l’indifférence, des films qui l’ont précédé. Contrairement aux apparences, les liens cinématographiques entre la France et le Japon ont commencé en 1908 avec deux films produits pour PATHE et tournés à Tokyo : Le Châtiment du Samouraï et La Vengeance du Daimo.  Les années 20 sont les plus florissantes pour la coproduction franco-japonaise. C’est précisément la période où le cinéma japonais connaît ses heures de gloire auprès du public français qui sait en apprécier la grande qualité. Le grand tremblement de terre de 1923 provoqua une émotion forte en France et les Français exprimèrent leur profonde solidarité avec le peuple japonais en organisant des collectes pour les victimes et les sans-abri. La même année, les films L’Enfant de Hoang-Ho et La Bataille des studios Delac - Vendal sortent sur les écrans, avec en vedette dans ce dernier film, Hayakawa Sessue et Aoki Tsuru. Ces deux films ont été tournés en France pour suppléer aux studios japonais, anéantis par le tremblement de terre. En 1924, Mappemonde Film sort Le Prince d’Orient, Le Roi sans couronne et J’ai tué [8] .

D’autres films s’enchaînèrent de façon épisodique, tous sélectionnés au préalable par les maisons de productions japonaises, selon des prédispositions filmiques à l’exportation bien définies. C’est ainsi qu’en 1936, le film de  Kumagaï, Takoubokou, est envoyé à l’étranger pour ses vertus d’imitation à l’encontre des œuvres américaines et soviétiques. Les Japonais, assurés que leurs films ne pouvaient séduire les Occidentaux pour des raisons culturelles, persistaient à envoyer des œuvres qui imitaient fidèlement les productions étrangères.


Quelques années plus tard, les Japonais s’aventurent enfin dans un nouveau genre d’exportation, plus fidèle à l’esprit national nippon, mais en jouant largement sur la carte de l’exotisme. La première tentative après la guerre, remonte à 1951. Présenté à Paris au Cinéma d’Essai,  le film de série de Eizuke Takizawa, Le bandit samouraï, réalisé en 1937, fut un échec retentissant. Face à cet insuccès, la Daiei a dû faire le choix de présenter un film de meilleure qualité, qui ne soit pas simplement basé sur l’exotisme et l’histoire. Comme on le verra plus tard, les critiques ne se sont pas laissés aveugler par « l’emballage » du film !!

Rashômon est, par conséquent, le second film envoyé dans un festival européen après la guerre et l’énième film japonais envoyé en France. Mais là encore, c’est l’accumulation de plusieurs difficultés d’ordre budgétaire qui va laisser la voie libre au film.  En 1951, la France invite le Japon à participer au festival de Cannes.Le film de Tadashi Imai, Jusqu’à ce que nous nous rencontrions de nouveau, est choisi, mais pour des raisons financières (la Toho ne pouvait établir une copie sous-titrée française), ce fut finalement un court métrage qui fut envoyé à Cannes. A l’occasion du festival de Venise, l’invitation est réitérée, mais une fois de plus des problèmes financiers limitent considérablement le choix des films. Rashomon est alors choisi selon la stratégie de l’époque, plutôt économique qu’idéologique.
 

 

A tous ces éléments, vient s’ajouter la clairvoyance de la personne responsable du choix du film. C’est une Italienne, Giuliana Stramigioli, éprise de littérature japonaise et mandatée par les organisateurs de la Mostra, qui sélectionna le film. Anderson et Richie écrivent à ce propos qu’elle fut attirée par « l’étrangeté » du film. Un terme qui reviendra souvent pour désigner ce nouveau cinéma. La suite démontrera que le caractère « bizarre » des films japonais fut un facteur de renouveau particulièrement contesté et admiré à la fois, ce qui permit au septième art nippon de conquérir l’intérêt des experts occidentaux.
 

 

Partie visible de l’iceberg dont le côté immergé cachait
une des plus grosses productions cinématographiques mondiales
(200 longs métrages en 1953) à titre égal avec les Etats-Unis.
Rashomon marqua le point de départ d’une longue traversée vers les pays occidentaux, dont la France.

 

 

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[1] B. Amengual, dans Akira Kurosawa, Etudes cinématographiques, vol. 54, Lettres modernes Minard, Paris – Caen, 1998, p :39
[2] Cité dans Cinéma 53, p : 170
[3] Martin, s’appuyant sur les propos de l’ouvrage de Giuglaris : « Le cinéma japonais », édition du cerf 1955, paru dans Image et Son, n°118, jan 1959, p:4-7
[4] Il en sera de même pour Les 7 samouraïs, envoyé à Venise en 1954, après avoir obtenu dans son pays le plus grand succès national de l’année.
[5] Cité par Amengual, dans Akira Kurosawa, Etudes cinématographiques, vol. 54, Lettres modernes Minard, Paris – Caen, 1998, p :40
[6] Barthélemy AMENGUAL, Etudes cinématographiques, n°30-31, 1964, pp : 35 – 45.

[7] Cité par Amengual, dans Akira Kurosawa, Etudes cinématographiques, vol. 54, Lettres modernes Minard, Paris – Caen, 1998
[8] Article du jeudi, 31 juillet, LeJapon.org, Les liens France/Japon dans l’histoire du cinéma