Les références littéraires

 

La littérature est au même titre que le théâtre, une des inspirations premières du cinéma. Les écrivains côtoient les cinéastes et unissent leurs efforts pour transposer l’histoire du monde sur du papier ou de la pellicule. Adaptation, transposition, inspiration s’intervertissent d’un support à l’autre et donnent aux critiques une nouvelle occasion de déceler dans les films ce qui marque le plus d’un auteur à l’autre.

L’ignorance de la littérature japonaise, comme on l’a vu précédemment, n’est pas un obstacle inéluctable, car finalement la façon de raconter les histoires est similaire à celle des grands auteurs occidentaux. (La dramatisation comme la mise en scène sont universelles).C’est ainsi qu’en l’absence de contexte national suffisant, l’imagination occidentale  se donne libre cours.

Dès les premières critiques en 1950 jusqu’en 1980, le renvoi à un auteur ou à un roman est présent dans tous les genres de films, traditionnels comme avant-gardistes. Les écrivains appartiennent à la grande charte de la littérature classique, celle que l’on retrouve sur les bancs des écoles.

 

Quelques exemples parmi tant d’autres:


- On a bien sûr associé Franz Kafka au film de Teshigahara La femme des sables, pour l’angoisse humaine devant l’absurdité des institutions sociales.

- On a parlé avec insistance de La princesse de Clèves à propos de La porte de l’enfer ; une allusion lancée par le président d’un jury, qui déclencha une sorte de respect collectif de la part des critiques.

- Pour son côté naturaliste, La chatte japonaise s’est réclamée de Emile Zola [1] et d’un certain marquis de Sade pour sa violence et son paroxysme sexuel en revendication d’une certaine liberté [2].

- Même Arthur Rimbaud est cité dans le film protestataire de Terrayama, Jetons les livres et sortons dans la rue ; parce que l’on peut mesurer à travers ce film « toute l’ambition du monde à l’aune de son impuissance, ses rêves à ses échecs, ses exigences à la médiocrité de ce qui est donné, et s’en désespérer.[3]»

- Ozu trouve également son homologue littéraire, ou du moins sa correspondance, dans la personne de Marguerite Duras. Bergala est peut-être un des seuls à faire ce rapprochement : il entrevoit dans ce film, à la fois proche des formes du récit populaire tout en ayant la signature personnelle de son auteur, un paradoxe qu’il retrouve bien sûr dans les romans de l’écrivain[4].

- Quand on découvre Les contes de la lune vague de Mizoguchi, on repense à ces vieilles légendes Grecs et celtiques, entre le mythe de l’Odyssée et les aventures de Lancelot [5] : les personnages y sont tiraillés entre l’amour fou et l’honneur, entravés tout au long de leur quête par de nombreuses péripéties à rebondissements.

- Toujours dans le conte de l’éloge amoureux, L’impératrice Yang kwei fei, prend des airs de tragédie théâtrale occidentale, entre « la Bérénice de Racine par son déchirement élégiaque, Cinna ou Nicomède de Corneille par l’ampleur des intérêts en jeu, Richard II de Shakespeare par le rôle du personnage impérial. [6]»

- Dans un contexte un peu plus contemporain comme La rue de la honte, c’est  Honoré de Balzac qui sert de référence pour son sens de l’observation des êtres et de son temps, et Emile Zola pour son application à décrire les faits humains et sociaux[7].

- L’empire des sens de Oshima se compare à l’écriture de Sade et aux thèmes privilégiés de Georges Bataille[8] ; L’empire de la passion se revendique davantage de la littérature russe, plus précisément de ces « histoires fantastiques de Gogol et Bobok de Dostoïevski.[9] »

 

Celui qui reste le maître en la matière, celui qui anime les personnages de la littérature russe et anglo-saxonne à travers la grande majorité de ses œuvres, n’est autre que Kurosawa. Ce n’est un secret pour personne, le cinéaste à toujours revendiqué aimer s’imprégner de ce genre de littérature. Dans une interview de 1946, on lui demande pourquoi il cherche à adapter ces romans d’une autre culture. Il répond simplement :

«je veux traquer les personnages jusqu’à leurs mobiles ultimes. C’est ce que font ces œuvres et ce que les Japonais ne font pas. Les Japonais prennent les choses à la légère, la plupart
d’entre eux sont superficiels. Il est donc important de les faire regarder en profondeur. [10]»

Ce que Kurosawa recherche, il le trouve d’abord chez Fédor Dostoievski. Il éprouve pour lui une telle vénération, qu’il devient son modèle littéraire attitré. Il s’imprègne profondément de l’éthique dostoïvskienne afin de la traduire en images. Celle-ci nous rappelle Beylie, c’est la « sublimation de la vie intérieure, en un immense élan de sympathie humaine. Il importe que l’homme descende en soi-même s’il veut extirper la racine de tous les maux, déjouer toutes les compromissions. [11]» On peut pratiquement affirmer que dans tous les films de Kurosawa la trace de l’écrivain russe est présente, comme une balise avertissant :« Vous êtes bien dans un film de Kurosawa. » L’idiot reste sans doute le couronnement de cette fascination. Réalisé en 1951, le cinéaste fait d’un chef d’œuvre littéraire, un chef d’œuvre cinématographique. Il peut enfin donner libre cours à son imagination à partir d’un scénario entièrement dostoïvskien.

Après Dostoïevski, la littérature russe tout entière est une source d’inspiration. Celle- ci réussit à transposer le mouvement de la vie dans toute son humanité. C’est précisément ce que Kurosawa veut réaliser avec le cinéma. Il ne faut donc pas s’étonner de trouver du Gogol et du Tolstoi dans Vivre, du Gorki dans Dodes kaden ou du Arseniev dans Dersou ouzala.

De ses autres pères, William Shakespeare semble être le second. C’est en 1957, que Kurosawa décide de transposer le légendaire Macbeth en Château de l’araignée. La « conversion » n’est pas aisée; entre la tragédie anglaise et le contexte japonais, il a fallu tout changer sauf l’essentiel. Si finalement des personnages ou des décors sont créés et d’autres supprimés, l’œuvre reste intègre à son original dans sa trame dramatique.


 

Toutes ces références, inspirations ou témoignages montrent que le cinéma japonais n’est pas unique et qu’il peut s’il le souhaite, parler de nos histoires à travers sa langue et sa culture. Mais ceci reste un jeu et en tant que tel, on ne peut se permettre de prendre tout au sérieux. Quelles soient vérifiées ou vérifiables, les références n’interviennent que dans l’esprit de celui qui les reconnaît. Lorsqu’on demande aux réalisateurs ce qu’ils pensent de ces rapprochements, il est probable que beaucoup s’en étonneraient à l’instar de Oshima :

«Sade? Bataille? Je suis trop paresseux pour les avoir relus [12] »

Des influences qui  jouent leur rôle mais qui ne vont jamais jusqu'à éclipser la tradition japonaise. Il y a toujours une rencontre concertée et étonnante entre deux traditions extrêmement dissemblables.

 

 

Le cinéma (tout comme les autres arts) peut être comparé
à un arbre possédant un énorme tronc sur lequel les cinéastes,
au fur et à mesure des années,
vont greffer les branches qui serviront à leur tour de support pour la pousse de nouvelles brindilles.
Dans chacune d’elles on trouvera les mêmes caractéristiques de base,
seul l’aspect formel interviendra sur l’ aspect extérieur.

 

 

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[1] Perez, Positif, n°100-101, dec-jan 1969, p :105-106
[2] Gauthier, Image et son , n°222, dec 1968, p :104-105
[3] Amiel, Cinéma, n°171, dec 1972, p :132-133
[4] Cahiers du cinéma, n°307, p :45, jan 1980, p :43-45
[5] Rivette, « Rétrospective Mizoguchi », Cahiers du cinéma, n°81, mars 1958, p :31-36
[6] Domarchi, « Une inexorable douceur », Cahiers du cinéma, n°98, aout 1959, p :58-56
[7] Tessier, Revue du cinéma, n°353, sept 1980, p :42-44
[8] Bonitzer, Cahiers du cinéma, n°265, mars-avr 1976, p :65 et Passek, Cinéma, n°215, nov 1976, p :112-115
[9] Micha, Positif, « Le grenier volant», n°206, mai 1978
[10]  Interview retranscrite dans « Cinéma et condition humaine », p :136
[11] Ecran, n°14, avr 1973, p :62-63
[12] Revue du cinéma, n°308, sept 1976, p :99-101