Les rétrospectives

 


Depuis 1936, la cinémathèque reconnaît le cinéma comme un art qu’il faut conserver au même titre qu’un tableau dans un musée, perdant ainsi sa valeur bâtarde de simple marchandise. Si elle collectionne, sauvegarde, ressuscite, conserve, restaure tout ce qui concerne le cinéma français, elle ne manque pas de jeter un coup d’œil sur le reste du monde pour faire découvrir la diversité de cet art quelle que soit sa nationalité.

 

« Comment pouvons-nous évaluer et apprécier autrement les grands novateurs de l’histoire de l’art si nous ne pouvons les rapprocher des autres productions de leur temps, puisque « l’œuvre d’art n’a d’existence qu’à l’intérieur d’un horizon artistique global, d’un monde de l’art qui prédétermine les possibilités qui s’offrent aux artistes d’une époque historique donnée. » [1]

 

C’est dans cet objectif que la cinémathèque programme des rétrospectives sur le cinéma japonais ; elles vont devenir de plus en plus importantes au cours des années et progressivement  moins aléatoires quant au choix des films. 
 
 
            Après l’engouement propulsé par Rashômon  en 1951, la France reperd vite le « filon » et laisse une nouvelle fois le cinéma japonais de côté. La critique reste impuissante : à peine rassasiée par quelques programmations festivalières, elle n’aura l’occasion de remonter sur son cheval de bataille qu’en 1963, année où la cinémathèque transforme son palais en véritable caverne d’Ali baba du cinéma japonais. C’est la première rétrospective présentée comme une « Initiation au cinéma japonais », où Yamamoto et Ozu sont à l’honneur.
            Un premier compte rendu nous est proposé dans le n° 81 de la revue Cinéma [2] qui parle de l'événement comme d’une chasse aux trésors confuse. Car si à cette époque la critique connaît le Quartier sans soleil de Yamamoto, elle ne connaît pratiquement rien de Ozu. Langlois, certainement moins à la page que ses confrères chroniqueurs, décide alors de projeter une dizaine de films traduits plus « vaillamment qu’efficacement » à un public quasiment inculte sur le 7ème art japonais. Il en résulte que les quelques rares spectateurs s’empressent de profiter au maximum de ce « miracle. » Quant à la critique c’est l’occasion d’élaborer un dossier sur cet illustre cinéma japonais. La revue Cinéma ne tarde pas à couvrir l’évènement, et deux mois après le bilan est dressé par Pierre Philippe :

« Cette rétrospective n’aura certes pas beaucoup aidé à dresser des cartes, ni à brouiller
des écheveaux singulièrement complexes, mais du moins nous aura-t-elle permis de voir des œuvres et de mieux dégager quelques personnalités que nous connaissions mal ou ignorions tout simplement, en toute innocence
. » [3]

Ce n’est que huit ans plus tard, en 1971, alors que la production nippone connaît une crise artistique, que la cinémathèque organise sa deuxième rétrospective (regroupant 150 films) à l’occasion du 75éme anniversaire de la cinématographie japonaise. Dans cette période de découverte, c’est la plus importante rétrospective, celle qui a permis aux spectateurs français de s’attacher au cinéma japonais.

En janvier-février 1974, vient s'ajouter en complément une vingtaine de films dont des « series » issues du cinéma populaire produit à l'interieur des compagnies.Comme le rappelle Niogret, étudier le cinéma japonais implique la vision des films de commande qui sont, comme en France, ceux qui font le plus d’entrées.[4] En dehors de ces trois grandes rétrospectives, la cinémathèque diffuse, à espaces assez réguliers, quelques chefs-d’œuvre du genre.  Par exemple, un hommage à Hani permet de voir deux courts-métrages et six longs métrages d’un réalisateur totalement inconnu en France. En novembre et décembre 1978, sous le titre « chefs-d’œuvre inconnus du cinéma japonais », la cinémathèque présente 22 films d’auteurs différents.[5]Au début de l’année 1980, elle organise le plus grand hommage à Ozu en présentant 32 films réalisés de 1930 à 1962.[6]


Pour les critiques c’est  chaque fois un événement. Tels des chercheurs d’or ou des paparazzi, ils sont à l’affût du film inédit, malgré des conditions qui ne sont pas toujours favorables, voire difficiles. Quant au public, il relève de l’exception ; privilégié, il découvre des réalisateurs, s’habitue à leur écriture, leur style et apprécie peu à peu chacun de leurs films. A l’image de ceux qui assistent aux festivals, ils ont eux aussi l’avantage de la comparaison.
 

 

Trouver des occasions de voir ne serait-ce qu’un film japonais, équivaut parfois à réaliser un véritable tour de France :

Prendre la direction Poitiers, en 1969, pour voir lors des « journées cinématographiques », une trentaine de longs métrages japonais, souvent inédits. Plus tard, un crochet à Nice en 1971 à l’occasion des journées du cinéma, permet de "surprendre" dix films, le plus souvent représentatifs du cinéma traditionnel et déjà diffusés dans les salles ; c’est aussi l’occasion de découvrir des œuvres qui donnent un bref aperçu des nouvelles tendances contemporaines de la cinématographie japonaise.

Les voyageurs chevronnés et avertis  se sont sans doute rendus à Rennes en 1979, où la Maison de la culture a diffusé un film inédit d’Ozu, Fleur d’équinoxe[7]. Ils ont pu découvrir, par la même occasion, quelques bonnes révélations ou confirmations, dont celles de Teshigahara et de Hani.[8]  Philippe Durand, probablement  un des rares de la presse parisienne à avoir fait le voyage, déroule le tapis rouge devant un événement qui a fait déplacer « le ministre conseiller auprès de l’ambassade du Japon en France …ainsi qu’un certain nombre de personnalités »[9].

Un périple que l’on doit surtout aux difficultés, encore très pesantes, d’importer des films japonais.
 

A Paris, les évènements se multiplient à la fin des années 70 et les spécialistes se font moins rares. L’organisation du premier « Symposium du cinéma japonais » en juin 1976, a bénéficié d'une équipe adéquate :

- l'alliance d’un ciné-club («Ciné-club japonais de Paris »)
- l’association d’étudiants japonais (JISU)
- deux revues de cinéma spécialisées, l’une française (Ecran) et l’autre japonaise (KINEMA JUMPO)

L’objectif essentiel, selon Tessier, serait d’établir un échange par l’intermédiaire de débats, entre le point de vue du public et celui des critiques françaises et japonaises. Dans ce but, et pour essayer de répondre à diverses demandes, la sélection sera éclectique. Le pari s’annonce prometteur et l’article est une sorte d’ « appel au peuple. » Pourtant le résultat n’a sans doute pas été à la hauteur des espérances puisque les films présentés n’ont jamais fait parler d’eux par la suite.

Le second Symposium est cependant programmé deux ans plus tard. Cette fois Tessier se montrera moins fervent, déçu par la sélection des films à l’affiche [10]. Entre temps, en collaboration avec la bibliothèque publique d’informations du Centre Pompidou et le Japan Film Lybrary Council, la revue Cahiers du cinéma  présente, du 3 au 10 mars de la même année, six films de Mizoguchi très rarement projetés à Paris ou même inédits ,[11] dont les deux seuls films muets existants encore sur les 80 qu’il réalisa.

Une manifestation qui permet aux adeptes de Mizoguchi de raviver leur intérêt, et de faire découvrir à une nouvelle génération ce continent cinématographique. Le succès ne se fait pas attendre chez les spectateurs et les cinéastes, tandis que l’on remarque « un désintérêt presque général de la critique quotidienne ou hebdomadaire de cinéma. »[12] Accusation ou regret de la part de Narboni, qui constate que le cinéma japonais reste encore réservé aux revues spécialisées et aux salles d’art et essai. Quant au compte rendu de la Revue du cinéma, jean louis Cros, espère tout simplement que cette réussite mette « la puce à l’oreille de quelques distributeurs avisés…[13] » Pour information, quatre mois après cet appel, quatre films de Mizoguchi seront réédités.


Presque un phénomène de mode marquant la fin des années 70 qui semble être sous le signe du Japon [14]. Situation assez cocasse si l’on sait que c’est l’époque où la production cinématographique japonaise est en période de crise.     

La critique ne peut évidemment que se réjouir de ce genre d’initiatives provinciales. Elles lui permettent, non seulement de peaufiner son savoir cinématographique, mais également d’étudier, loin des paillettes des festivals, la réaction d’un public plus représentatif du consommateur français.
 
Si ces journées ne peuvent donner que l’esquisse d’une production cinématographique, leur intérêt et leur curiosité ne peuvent que renforcer l’enthousiasme des critiques et encourager les distributeurs.

 

 

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[1] Dominique Paini citant Arthur Danto dans son ouvrage : Conserver, montrer, Yellow now 1992 
[2] décembre 1963, p :29-31
[3] Philippe, « retour au Japon », Cinéma, n° 83, février 1964,p :42-83
[4] Niogret, « côté cinémathèque », Positif, n°165, janvier 1975, p 22-24
[5] Niogret, « notes sur quelques classiques japonais », Positif, n°225,décembre 1979, p :51-53
[6]« retrospective Ozu à la cinémathèque »,Cahiers du cinéma, n°307, janvier 1980,p :60
[7] réalisé en 1958
[8] Durand, « Ozu à Rennes », Revue du cinéma, n°338, avril 1979,p :23-25
[9] Citations de H. Langlois extraites de la brochure de la cinémathèque française, « chefs-d’œuvre et panorama du cinéma japonais », en juin 1963 pour la première rétrospective du cinéma japonais  intitulé « Initiation au cinéma japonais »
[10] Les films présentés sont soit commerciaux  ou militant et les réalisateurs ne représentent guère la production du pays.
[11]«Nice : Journées du jeune cinéma japonais »,revue du cinéma, n° 251, juin 1971,p :140
[12] Narboni, « Mizoguchi Kenji », Cahiers du cinéma, n° 287, avril 1978,p:71 
[13] Cros, « pour ne pas oublier Mizoguchi, six films inédits au centre Pompidou », revue du cinéma, n° 327, avril 1978, p : 137-140
[14] Tessier, « sur les nippons de Paris »,Ecran, n°75, décembre 1978, p :6-7