Les sorties en salles

 

 

Une programmation ou une récompense dans un festival ne garantissent pas une sortie nationale. Les responsables des salles de cinéma sont conscients que le septième art japonais reste une affaire de spécialistes. Peu rentable, souffrant d’une réputation qui le classifie comme ennuyeux et incompréhensible, il reste jusque dans les années 80, un genre réservé àquelques salles d’art et essai.

 

            Du point de vue des critiques, la diffusion de ces films apporte pourtant énormément au  spectateur ; ils font partie de son apprentissage et lui permettent d’élargir sa  perception sur l’art cinématographique.  Le nombre de salles qui se risquent à diffuser des films nippons est loin d’être suffisant, d’autant plus que « les films japonais qui parviennent en province (sont) encore plus rares que ceux qui sortent à Paris »[1]. Confiné dans quelques salles de ciné-clubs « bouche-trou » de la capitale, le cinéma japonais a du mal à faire parler de lui. Seul recours pour les critiques : le faire savoir. Quand Okasan fut projeté dans la petite salle du cinéma d’essai patronnée par l’association de la Critique en 1955, Chevallier n’a pas manqué de faire honneur à son directeur Jeander, qui selon ses propres termes, a « osé sortir un film refusé par les distributeurs.[2] » La même manifestation  se renouvellera en 1960, quand Les vingt quatre prunelles  se voit projeté sur un écran grâce à l’ initiative d’une salle d’essai  parisienne.

 

         La sortie commerciale d’un film relève presque de l’exploit et beaucoup ont du mal à se faufiler entre les productions américaines ou françaises. La critique est là pour donner un petit coup de pouce ; affranchie de la petite étoile « * », elle signale que L’idiot [3], « attend toujours la bonne volonté d’un exploitant parisien »[4]… Un appel aux distributeurs qui ne se fera entendre que quatre ans plus tard ! Certainement un moyen de dénoncer, le manque d’efficacité des programmations et des distributeurs français ou encore le système élitiste des ciné-clubs. Ainsi on ne s’étonnera pas de trouver des introductions comme celle de Ranchal : « Voici enfin ce très beau film programmé commercialement »[5]en parlant de Quartier sans soleil qui, selon Lefevre, avait déjà été exploité dans certains ciné-clubs[6].


          Souvent le jouet du hasard, le cinéma japonais se laisse désirer. Dans certains cas il faut s’armer de patience et savoir attendre : 15 ans par exemple pour le chef-d’œuvre de Mizoguchi, Vivre, ou 17 ans pour L’île nue de  Shindo, malgré sa médaille d’or au festival de Moscou et son ruban bleu du film japonais.[7] Quant aux films muets, il faudra patienter 20 à 50 ans avant de connaître une diffusion sur un écran français. Voyage à Tokyo, sorti pour la première fois dans une distribution commerciale en 1978, n’est pas une exception dans la filmographie d’Ozu [8] découverte au compte gouttes 15 ans après sa mort. Lorsque le deuxième film du réalisateur, Le goût du saké, sortit quelques mois plus tard, Gauthier s’amusa de ce retard en écrivant :

« Courage : encore 50 films, et nous connaîtrons en totalité l’œuvre d’un cinéaste qui était déjà importante à l’avènement du parlant. »

Quant à Kinugasa, il n’attendit pas sa mort  pour venir présenter en personne son film Une page folle réalisé en 1926. [9]

Face à ces exceptions, on trouve deux autres cas extrêmes, ceux qui se retrouvent orphelins des écrans et ceux qui, à l’inverse, deviennent des incontournables. En 1957, des films comme Les contes de la lune vague ou L’intendant Sansho, primés respectivement à Venise en 53 et 54, ne trouvent toujours pas de salles à Paris pour les accueillir. En revanche, Masumura a l’honneur de voir deux de ses films projetés (La chatte japonaise et L’ange rouge) en moins de huit mois dans les salles parisiennes, sans même avoir participé à un festival. Ces deux situations montrent la fragilité des films japonais diffusés en France, souvent le fruit du hasard, les salles ne projettent  jamais plus de deux ou trois films par an [10].     
 


 Presque 20 ans après Rashômon, les critiques doivent encore se battre pour faire reconnaître l’importance du cinéma japonais. Si l’on ressent comme une pointe d’amertume chez certains, d’autres au contraire, font preuve d’un acharnement à toutes épreuves, persuadés qu’ à force de réclamer ils parviendront à leur fin.

 

 


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[1] Martin, Cinéma, n°136, mai 1969,p :11-13
[2] Chevallier, Image et son, n°78, janvier 1955,p :19
[3] Film de Kurosawa réalisé en 1951
[4] Martin, Cinéma, n°136, mai 1969,p :11-13
[5] Ranchal, Positif, n°40, juillet 1961, p:77
[6] Lefevre, Image et son, n°144, octobre 1961,p :26
[7] Potrel-dorget, Revue du cinéma, n°330, juillet - août 1978,p :142
[8] Gauthier, Revue du cinéma,  n°327 , avril 1978,p :109-110
[9] Tessier, Ecran, n°35, avril 1975,p :72-73
[10] Perez, positif, n°108, septembre 1969